Dr Pierre Guillet
« Nous sommes, aujourd'hui, le parent de la personne que nous serons demain. La gérontologie, qui est la science de l'évolution de l'être vivant dans le temps, a aussi pour fonction de réfléchir à ce futur. »
Cette réflexion permet de préparer, en s'appuyant sur l'histoire du passé et les réalités du jour, ce que nous allons pouvoir devenir avec l'âge. Cela inclut la prévention, c'est-à-dire la façon de s'organiser pour éviter un mauvais vieillissement. L'espace de vie en bonne santé, c'est-à-dire la durée de vie autonome sans avoir besoin de personne pour assurer les gestes de la vie courante, doit progresser.
Quels sont les piliers d'un bon vieillissement ?
Sur quoi faut-il être vigilant, comment corriger des troubles avant qu'il ne soit trop tard ? La réponse à ces questions m'est apparue à l'issue d'une expérience de trente années en médecine générale, à l'Association de Gérontologie du XIIIe arrondissement de Paris, et dans une étude des principales raisons qui entraînent un jour, brusquement, chez telle ou telle personne un changement brutal de vie et une entrée dans la dépendance. La plupart du temps, les personnes dites âgées viennent demander un secours partiel, sans tenir compte de l'ensemble de leurs conditions de vie. Or la vie évolue dans une succession de périodes d'équilibres et de crises ; plutôt que de disperser les aides tout au long du vieillissement, c'est surtout à ces crises que nous devons porter toute notre attention. Bien analysées, elles peuvent permettre de retrouver un autre équilibre de santé aussi satisfaisant qu'auparavant pour la personne et son entourage. Alors que, imprévues ou aggravées par une aide maladroite, elles sont à l'origine de situations de perte d'autonomie.
On appelle perte d'autonomie la difficulté ou l'impossibilité d'assurer seul la satisfaction des besoins élémentaires de sa vie : boire, manger, éliminer, mais aussi se laver, se vêtir et, au-delà, entretenir sa maison, gérer ses comptes, faire ses courses et rencontrer d'autres personnes. L'ensemble de ces incapacités crée la dépendance et fait craindre la vieillesse. On peut, pour différentes raisons liées à la maladie ou à des lieux de vie inadaptés, avoir besoin d'une aide extérieure une ou plusieurs fois par semaine : c'est une petite perte d'autonomie. Si l'on a besoin d'une aide quotidienne pour plusieurs tâches, c'est une perte d'autonomie moyenne. Enfin, la grande perte d'autonomie se définit par la nécessité d'être aidé 24 h sur 24 à son domicile ou d'être placé en institution, le plus souvent médicalisée. Ce que l'on appelle aide à la vieillesse ne porte que sur les périodes extrêmes de la vie, où une dépendance est déjà apparue. Certes elle l'adoucit, mais n'en change pas la durée.
Le bilan gérontologique a pour ambition de répertorier un ensemble d'éléments qui conditionnent le bon vieillissement d'un individu. Ensuite, une « concertation » entre membres de la famille, intervenants médicaux et/ou sociaux et la personne concernée elle-même, permet à cette dernière de mieux savoir où elle en est, sur quoi elle peut compter. Cela lui donne le temps d'être accompagnée pour s'y retrouver dans sa vie. Constater, par exemple, qu'un logement est inadapté n'implique pas forcément qu'on accepte sa modification sans crainte. Comme pour les autres changements de la vie, il faudra une réflexion, un mûrissement.
C'est l'architecture qui m'a donné l'idée des « Piliers ». Le contrôle de la solidité d'édifices tels que les palais de Venise ou les ponts de Paris nécessite la surveillance régulière des piliers les plus importants. De même, on ne peut pas envisager un « bon vieillissement » sans un contrôle permanent des « piliers » les plus importants qui soutiennent notre vie quotidienne, à savoir : les ressources, le logement, la santé, la vie sociale et la vie affective. Chez l'homme, seul l'état de santé physique, fait l'objet de bilans plus ou moins réguliers. Or, la santé n'est pas le seul pilier d'équilibre du bon vieillissement. Elle doit se lire dans un contexte plus global.
Bien vieillir suppose une harmonie entre la santé, le désir et le plaisir de vivre, et les moyens de vivre. C'est un équilibre entre des risques et des choix de vie, entre un individu et son milieu, et chacun de ces termes est aussi important que les autres. Nous verrons dans de prochaines chroniques l'importance de ces cinq piliers.
Le premier Pilier : prévoir des Ressources nécessaires[1]
On ne peut pas envisager un « bon vieillissement » sans un contrôle permanent des « cinq piliers » les plus importants qui soutiennent notre vie quotidienne.
Certes, la fortune ne protège pas des grands handicaps, mais des ressources suffisantes sont indispensables pour bien vivre sa vieillesse. Le manque d'argent est souvent la première cause évoquée dans l'explication des difficultés à vivre, plus particulièrement par les veuves. Les demandes d'aides sont faites à la famille, ou auprès de caisses de retraite, ou d'une assistance sociale. Autour de ce problème d'argent se joue l'idée de dépendance ou d'indépendance, et l'angoisse qu'il engendre peut conduire à une perte totale d'autonomie.
C'est ce phénomène que l'on peut reconnaître dans l'itinéraire de Fabienne K., qui a plus de quatre-vingts ans.
Fabienne, si valide jusque-là, est revenue d'un voyage en groupe très fatiguée et très désorientée. On pense à une maladie pour expliquer ce changement de comportement. Elle modifie son traitement d'un jour à l'autre, ce qui augmente ses malaises. L'autonomie de sa vie est remise en question, jusqu'au jour où elle vient me consulter longuement.
Elle me parle de ses soucis d'argent, de sa crainte permanente de se tromper dans ses comptes. Elle ne dort pas bien et, la nuit, elle se lève pour reclasser des chèques et refaire des additions déjà faites. Sa banque s'émeut de prélèvements importants et renouvelés. Sa filleule vient se mêler, trop souvent à son gré, de ses affaires d'argent... je lui propose de se faire aider pour tenir sa comptabilité : « À votre âge, on a le droit de faire des erreurs, mais on peut accepter de partager une tâche qui semble trop lourde.
On peut bien dans sa vie avoir parfois droit à des privilèges de princesse et, ainsi débarrassé des soucis matériels, apprendre à occuper son temps aux tâches les plus nobles de la vie ».
Cette image a paru lui plaire. Se perdre dans ses comptes était pour elle une déchéance, se faire aider « comme une princesse » la revalorisait. Depuis ce jour, une de ses amies retraitée, en qui elle a toute confiance et qui connaît bien sa filleule, vient une fois par semaine l'aider à tenir ses comptes, et lui remet son argent de poche pour la semaine. « Elle s'occupe de tout, je peux enfin vivre », dit Fabienne. Et ses amis la tiennent pour « guérie ».
Cet exemple n'est pas rare. Beaucoup de gens, au début de la retraite, ne savent pas toujours quel sera le montant de leur pension et quel mode de vie en découlera. On voit surgir, à l'occasion d'une crise, mille difficultés liées aux problèmes financiers. On ne connaît pas ses droits de pension et on ne les demande pas. Des épouses, écartées de la gestion quotidienne du ménage et n'ayant pas la signature sur le chéquier du mari, se trouvent désemparées à la mort de leur conjoint. Attention aussi aux lois sur l'héritage : l'épouse n'hérite pas automatiquement du mari et peut se trouver du jour au lendemain sans ressources, ni logement. Des patrimoines restent parfois inutilisés : une maison de famille, que l'on conserve pour les enfants, qui s'en désintéressent et n'iront jamais y habiter après la mort de leurs parents, pourrait être vendue, ce qui permettrait aux parents de se payer les aides nécessaires. Des enfants se sacrifient pour faire face à des situations de crise de leurs parents, sans oser demander à leurs frères et sœurs une participation aux frais, par crainte de réveiller trop de conflits.
L'aide à la gestion de ses ressources peut, bien sûr, se faire avec le parent le plus proche, mais la participation d'une tierce personne extérieure à la famille, en qui l'on a confiance, évite souvent des malentendus et des risques de détournements ou de maltraitances.
En cas de conflits de famille, une simple information ou une explication peut suffire. Parfois, il faudra conseiller une redistribution du patrimoine et de l'héritage, dire qui paie quoi et quelle demande d'aide est nécessaire, envisager une curatelle ou une tutelle complète. Mais parfois, c'est autour de ces problèmes d'argent que des souffrances accumulées prennent le masque d'une démence.
Denise B. est aujourd'hui une vieille dame qui perd un peu la tête. Cette femme, comptable scrupuleuse et « un brin radine », comme disait son fils vécut déjà très mal, en 1960, le passage aux nouveaux francs. Elle continua longtemps à penser les sommes en anciens francs, car cela lui permettait de se dire millionnaire. Elle s'est à nouveau sentie totalement persécutée lors du passage à l'euro.
Son fils fut obligé d'intervenir pour éviter la faillite et Denise dut être mise sous curatelle par le juge, puis placée en foyer-logement. Elle s'est dite alors prisonnière et dépouillée de sa fortune par sa famille.
Que lui répondre ? Que c'était elle qui se racontait des histoires ? Que c'était la vie qui avait été méchante avec elle et pas son fils ? Que s'il n'était pas intervenu dans cette affaire, la faillite aurait été pour elle une catastrophe ?
On peut espérer qu'avec beaucoup de temps, de soins et de patience de la part des soignants, Denise sera un jour plus sereine. En attendant, elle prend un malin plaisir à continuer à rédiger des chèques en « anciens francs », pour narguer son fils qui sera contraint de les refaire ! »
Le deuxième pilier : Bien vivre chez soi.
Le domicile reste le lieu de vie de l'immense majorité des personnes même très âgées, (90 % des plus de 75 ans) et la vie en institution ne progresse, en fait, qu'aux " grands âges ".
Le deuxième pilier d'un bon vieillissement, après la qualité des ressources, c'est la qualité du logement. Un logement vétuste ou inadapté ne fait qu'ajouter aux difficultés du grand âge. On peut longtemps se contenter d'une cuisine mal aménagée, d'un escalier pénible ou de dénivellations à risques.
Puis, vient une incapacité, un trouble de la marche, une insuffisance cardiaque ou respiratoire, et le maintien à domicile devient impossible parce que les toilettes sont peu accessibles, les meubles encombrants et mal adaptés.
Un logement vieillit plus mal qu'un être humain. Sans entretien régulier, l'appartement chaleureux, ce territoire intime et familial auquel tous les souvenirs sont rattachés, peut devenir un piège. A la suite d'une fracture du col du fémur ou d'un autre accident, on se voit contraint de demander un placement parce que le retour dans un logement inadapté n'est plus possible. On accuse alors la maladie ou l'accident d'être responsable d'une perte d'autonomie, alors que c'est l'état du logement qui est en cause.
À la suite d'une réunion où j'avais parlé de ces aménagements de logements, plusieurs personnes ont revu leur installation. Martine est venue dire comment elle a aussitôt changé la place des objets lourds dans sa cuisine, fait modifier l'évier et le réfrigérateur de façon à pouvoir circuler sans obstacle et à faire moins d'efforts pour cuisiner. M. et Mme R., de leur côté, habitaient un appartement au sixième étage sans ascenseur. On a souvent parlé ensemble de cet obstacle pour les années à venir. Pendant longtemps, ils m'ont dit : « À soixante-quinze ans, nous n'avons plus beaucoup de temps à vivre. Il n'est pas question de quitter un endroit où nous vivons depuis quarante ans ». Un jour, ils ont pourtant accepté d'exposer ce problème à un service de leur mairie.
Quelques années plus tard, je leur ai présenté un couple de retraités qui venaient de changer d'appartement à plus de quatre-vingts ans. Après sept ans de réflexion et de maturation, ils ont fini par échanger leur appartement contre un grand studio plus moderne, au deuxième étage d'un immeuble neuf avec ascenseur. Ils sont allés au bout de leur vie dans ce lieu plus facile d'accès et plus confortable. »
Vivre à domicile ne signifie pas naître et mourir comme autrefois dans la maison familiale. Le lieu de vie doit être évolutif et adapté aux époques de notre vie : l'enfance, la vie en couple, la vie avec les enfants, la retraite et, parfois, la solitude. Bien avant que la crise ne vienne révéler les nombreux risques liés au logement, on devrait penser à adapter celui-ci en fonction de ses propres besoins, qui évoluent avec le temps.
Cette adaptation « à la carte » peut se faire grâce à la participation d'un regard neutre : tous les intervenants à domicile en qui l'on a confiance, et particulièrement les médecins généralistes, peuvent aider à faire prendre conscience des changements nécessaires du lieu de vie.
Au quotidien, les personnes considèrent leur logement plus comme un lieu de souvenirs que comme espace de sécurité. En gérontologie, que ce soit à domicile ou en institution, lorsque nous rencontrons des gens très âgés au moment de l'apparition d'une nouvelle dépendance, ils sont très enfermés dans leurs difficultés du moment. Entre eux et nous, il risque d'y avoir un malentendu, car leur aspect extérieur fragile, masque ce qui fut leur trajectoire de vie et les différents personnages qu'ils ont été. Dans leur tête se mêlent ce qu'ils nous donnent à voir de leur personne et ce qu'ils ont vécu.
« Je me souviendrai ainsi longtemps des dernières années vécues par Angeline. Cela avait pris de l'importance pour moi, sans doute parce qu'elle m'avait souvent raconté des épisodes de sa vie. Bien plus tard, elle avait alors plus de 90 ans, elle commença à ne plus pouvoir se laver seule, mettre certains habits, faire ses courses et tout le ménage. Elle qui s'était toujours occupée de sa famille, avait besoin d'aide. Elle accepta d'être accueillie pendant un mois d'été dans une petite unité de vie pour personnes dépendantes. Elle y revint ensuite de plus en plus souvent pour de courts séjours.
Le projet d'un déménagement définitif dans ce lieu de vie mûrit lentement. Elle donna aux uns et aux autres, un jour des meubles, un autre de la vaisselle, un autre encore des vêtements, ne gardant pour elle que ses objets intimes.
Son installation définitive dans la petite maison d'accueil fut vécue comme une fête par elle-même, ses amis, et les autres résidents de la maison. Elle fut très heureuse de cette décision, à nouveau elle se sentait dans « sa » maison. Trois jours après, elle mourut. »
On peut interpréter diversement cette fin de vie, mais pour les résidents qui avaient accueilli Angeline, leur tristesse fut vite remplacée par le souvenir heureux de la fête qui avait marqué sa décision sereine d'être accueillie dans une vraie maison.
Troisième pilier : LA SANTÉ
Les Français ont actuellement une espérance de vie à la naissance (hommes et femmes confondus) de 78 ans.
Comme l'ensemble des pays développés, la France est appelée à connaître une forte croissance de sa population âgée de plus de 65 ans. L'espérance de vie sans incapacité progresse plus rapidement que l'espérance de vie " globale ". Il est sans doute possible de vivre, dès aujourd'hui, longtemps et de façon autonome, même avec une maladie chronique. Toutefois " absence de dépendance " ne signifie pas " absence de soins " : l'avancée en âge se conçoit avec un suivi adapté, en particulier pour prévenir tout glissement vers la dépendance. Le " vieillissement en bonne santé " repose, et reposera de plus en plus à l'avenir, sur des actions de prévention, soutenues tout au long de la vie. Cela suppose l'émergence de " nouvelles solidarités " familiales, sociales ou de proximité ;ce qui implique toutes les composantes de la société.
Les personnes âgées déclarent en moyenne sept affections quand l'ensemble de la population en compte trois. De quoi se plaignent-elles ?
En premier lieu de troubles sensoriels, respectivement signalés par 2 personnes sur 3 pour la vue et 1 personne sur trois pour l'audition. Mais si 80 % des personnes interrogées sont porteuses de lunettes, une faible proportion 8 % seulement- est appareillée pour l'ouïe. Ensuite, d'affections de la bouche et des dents : 2/3 des personnes de plus de 75 ans déclarent porter une ou plusieurs prothèses dentaires, fixes ou amovible (dentier) ; d'affections cardio-vasculaires, lesquelles pèsent d'un poids considérable dans la population âgée, puisque près des 3/4 des personnes s'en déclarent atteintes.
La pathologie la plus fréquemment signalée (44 %) est l'hypertension artérielle. Les affections ostéo-articulaires concernant également plus de la moitié des personnes âgées, plus fréquentes chez les femmes (63 %) que chez les hommes (43 %) ; il s'agit le plus souvent d'ostéoporose, d'arthroses et de maux de dos ; les symptômes généralement qualifiés de " troubles du sommeil " croissent avec l'âge ; le nombre des états dépressifs reste identique à celui des âges antérieurs.
Face au poids incertain de ces affections encore peu déclarées, la fréquence des dépressions et suicides apparaît, elle, carrément sous-estimée quand bien même les chiffres attestent de l'ampleur du problème. 1800 personnes de plus de 75 ans se suicident, en France, chaque année, soit un taux 3,5 fois plus élevé que dans la tranche des 15-44 ans. Chez les très âgés, les principaux facteurs de risque de mettre fin à ses jours sont : la dépression, l'isolement, le célibat, le veuvage récent ou le divorce, l'apparition d'une nouvelle maladie dans un contexte de dépendance déjà mal supportée, mais aussi le fait d'habiter une petite commune rurale et surtout de ne pas avoir bénéficié d'un bon suivi médical après une tentative de suicide ou lors d'un état dépressif. Les suicides des très âgés prennent souvent une forme brutale et sans appel, pendaison, chute dans un puits ou d'une grande hauteur, fusil de chasse. Il est vraisemblable que ces gens ont souvent pensé à se donner la mort, mais leur décision est rarement signifiée, d'où l'importance, parfois, de savoir entendre une parole sur ce sentiment d'être « de trop » ou de gêner les autres.
La médecine aujourd'hui, est plus attachée à guérir qu'à prévenir. On ne parle pas assez de diététique, de gymnastique, de prévention, on ne parle que de maladies et de médicaments. Pour garder un équilibre de santé, il est nécessaire d'être informé, aidé et encouragé, car cet équilibre ne se maintient pas tout seul. Une grande incapacité motrice ou psychologique se construit souvent lentement et, pendant des années, rien n'est fait pour la repérer et la corriger. Des états dépressifs enfouis, une accumulation de risques, vont subitement apparaître lors d'un incident mineur qui sert de révélateur.
Le maintien de la bonne santé suppose de pouvoir en parler et de faire des bilans réguliers. À chaque étape de la vie on doit apprendre à faire le deuil d'aptitudes qui disparaissent, on doit soigner des maladies ou de petites affections qui s'accumulent, et stimuler des capacités qui s'émoussent si l'on ne s'en sert pas. La décrépitude physique, la sénilité, ne sont pas inexorables. On peut vieillir et finir sa vie dans un état de santé satisfaisant et respectable. On peut, même à quatre-vingt-dix ans, faire un apprentissage et vivre aujourd'hui mieux qu'hier.
On peut s'améliorer en vieillissant. Nous vivons mieux et plus longtemps qu'au siècle dernier. Les progrès médicaux ne sont pas seuls responsables de cette amélioration, l'hygiène de vie, la qualité des logements et de l'alimentation y sont pour beaucoup. L'homme possède en lui toutes les capacités de bien vieillir, mais celles-ci ne peuvent s'exprimer qu'avec le soutien des facteurs favorables de son environnement et de son mode de vie.
Au début du printemps, sur des arbres qui semblaient morts, renaissent des petits bourgeons puis des feuilles, des fleurs et des fruits, parce que leur environnement leur apporte de l'eau, de la lumière et de la chaleur.
Quatrième pilier : LA VIE AFFECTIVE
Sans contact avec les vieilles personnes, les enfants grandissent dans une vie en quelque sorte sans "fondement", ils sont en permanence collés au présent.
50 % des Parisiens vivent seuls, 65 % des femmes âgées sont isolées. Or, l'homme ne peut pas survivre isolé, sans aimer et être aimé, sans échange affectif avec d'autres humains. Au cours de la vie, on perd de vue, les uns après les autres, les amis avec lesquels on a vécu, ceux de l'enfance, ceux de l'école, ceux du travail. Puis, après la retraite, des amis, des parents meurent, d'autres s'éloignent. Dans les familles, les ruptures se pérennisent et, un jour, on est surpris, en hospitalisant telle personne âgée, de constater qu'elle n'a plus un seul ami et qu'il y a autour d'elle un désert de vie affective.
« Angèle, par exemple, avait toujours pensé qu'on ne pouvait plus se faire d'amis après quatre-vingts ans. Ses petites-filles, mariées, n'habitaient plus Paris. Une de ses deux filles vivait en province. Elle ne comptait donc que sur son autre fille, qui demeurait à proximité de chez elle. Avec réticence, elle est venue un jour à une conférence sur l'avancée en âge. Pour « voir », disait-elle, et elle s'est ensuite inscrite à un groupe de « mémoire ». Tous les jeudis, elle rencontrait les dix ou douze retraités du groupe. Après des jeux, des exercices, chacun exposait ses difficultés de mémoire, un peu les mêmes pour tous, un peu différentes aussi. Les participants au groupe décidèrent d'écrire à plusieurs une page de l'histoire d'un quartier de Paris entre 1920 et le début de la guerre de 1940.
Angèle était assidue et se rendit compte qu'elle était moins amnésique qu'elle le pensait. Elle décida alors de se joindre au groupe d'initiation à la gymnastique, pour retrouver dans son corps un peu de souplesse, d'équilibre, donc de sécurité. Un jour, elle dut être hospitalisée et subir une grave opération : à quatre-vingt-deux ans, l'hospitalisation est une dure épreuve. À sa grande surprise, ses amis du groupe sont venus la voir tous les jours, aussi souvent, sinon plus, que sa fille. Une amie prépara sa maison pour son retour et s'installa chez elle pour l'assister pendant les premiers jours. Angèle sait aujourd'hui que sa famille s'est agrandie ; sa convalescence a été plus rapide que celle d'autres vieilles personnes parce qu'elle était plus en forme avant d'entrer à l'hôpital, et plus entourée après. Elle n'a eu aucun besoin des services de soins à domicile, de ces services, comme elle disait : « pour personnes âgées ».
L'éclatement des familles, la mise à la retraite précoce, ont considérablement accru le risque de solitude. À aucune autre époque de notre histoire, autant de gens n'ont connu une telle situation. L'isolement et le vide affectif sont devenus un des plus grands risques du mauvais vieillissement et au moindre incident de santé, cette solitude devient un obstacle au maintien à domicile. On s'en est particulièrement aperçu lors de la canicule de 2003.
Il est faux de dire et de répéter qu'avec le grand âge, on ne peut plus se faire des amis. Même à quatre-vingt-dix ans, des gens qui ne se connaissaient pas hier deviennent, après une rencontre ou une action réalisée ensemble, inséparables. Ces rencontres sont aussi très riches avec les plus jeunes.
La vieillesse est la compagne de l'enfance. Les liens de tendresse qui se créent entre le petit enfant et ses grands-parents sont un facteur très important de leur épanouissement réciproque. Les enfants apprennent de leurs grands-parents comment leurs parents ont été tout petits ; cela les situe par rapport à eux. Sans contact avec les vieilles personnes, les enfants grandissent dans une vie en quelque sorte sans "fondement", ils sont en permanence collés au présent. Enfants, parents, grands-parents, tout le monde vieillit. Vieillir, c'est évoluer et c'est changer. Les enfants attendent avec impatience ce changement qui les rendra plus grands, plus fort. Les vieux, au contraire, préfèrent leur passé, qu'ils ont souvent idéalisé : il est rassurant car il ne change pas.
Pourtant, ensemble, les enfants et les vieux peuvent donner un sens à la continuité de leur histoire.
Cinquième pilier : NE LAISSONS PAS EFFACER NOTRE HISTOIRE
Nous avons vu qu'il était important pour envisager un « bon vieillissement » d'avoir un contrôle permanent des « piliers » les plus importants qui soutiennent notre vie quotidienne et notre bonne santé, à savoir : les ressources, le logement, la santé, la vie affective et la vie sociale.
Maintenir une vie sociale est le cinquième pilier de soutien d'un bon vieillissement. A quoi je sers ? Qui suis-je pour les autres ? Dans ma rue et mon quartier, comment suis-je désigné ? Dans quelle activité sociale, dans quels projets de vie avec d'autres suis-je impliqué ?
Cela allait tellement de soi pendant la vie professionnelle que ces questions ne semblaient pas devoir se poser en passant la retraite. On a cru, avec le temps libéré, accéder à la liberté et à une vie sociale et culturelle riche.
Il est important de savoir que la retraite, ce n'est pas l'envers du travail, ce n'est pas seulement l'absence d'horaires, de chefs et de projets. La société continue à verser une pension, mais elle ne demande plus rien au retraité. Ce sera donc à lui et à ceux qui l'entourent d'imaginer des activités, de faire des choix et de continuer à se construire une vie sociale, utile à tous. Sans cela, des pages importantes de notre histoire se tournent et disparaissent sans faire de bruit.
« Édouard a vécu quatre-vingts ans dans le plateau du Vercors. Il a cultivé la terre, élevé des brebis, parcouru la campagne. Il a travaillé dans les forêts et dans les alpages. Il allait cueillir des champignons, chasser le gibier, pêcher des truites dans les ruisseaux de montagne. Il connaissait tous les chemins, les sentiers, les coudes de la rivière, les rochers, il savait donner un nom à chacun d'eux.
Tous ces noms transmis de génération en génération ne sont plus indiqués, ni sur les cartes routières, ni sur les cadastres communaux. Ils n'existaient plus que dans la mémoire d'Édouard et, quand il est mort, ils ont disparu avec lui. Édouard était un « Indien » du Vercors, une borne de l'ancien monde, celui des premiers habitants de ces plateaux qui, de proche en proche, à partir des hameaux, des villages et des bourgs avaient occupé tout le territoire et chassé les derniers loups. On a pu dire : « Un vieux qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle ».
Dans les campagnes, il n'y a pas si longtemps, le vieux était la mémoire des lieux, des événements, des naissances et des morts du village dans lequel il vivait. Les vieux savaient mettre un nom sur une colline, un carrefour de chemin dans la forêt, un tournant de ruisseau. Ces noms de lieux viennent du fond des âges, et vont disparaître...
Aujourd'hui, au pays d'Édouard, le paysage a changé : en moins de quarante ans, chalets de vacances et pistes de ski ont envahi l'espace... Promoteurs et entrepreneurs ont dessiné d'autres plans, placé d'autres repères, mis d'autres noms sur le relief. Un monde s'efface, et la mémoire des vieux est « déconnectée » de la réalité qui les entoure. À la campagne, mais aussi à la ville.
Albert, par exemple. Il a quatre-vingt-onze ans et, depuis sa naissance, habite Paris, dans le XIIIe arrondissement. Ce quartier, entièrement rénové, n'a plus rien qui puisse lui rappeler son passé. Pour retrouver inscrits dans l'espace ses souvenirs d'enfance, il doit aller au centre de Paris, au bord de la Seine, ou au jardin du France... Faire vivre sa mémoire est difficile quand l'environnement change, et quand disparaissent ceux qui ont partagé nos souvenirs... »
N'oublions pas ces anciens qui nous entourent, tous ces Edouard, ces gens qui ont pratiqué des artisanats aujourd'hui abandonnés. Au Japon, on leur donne le nom de « trésors vivants » pour illustrer leur valeur. Ici et là en France naissent des ateliers-souvenirs : ce mouvement devrait s'amplifier avec le nombre croissant des plus âgés. Si nous laissons les vieux perdre leur mémoire, c'est notre histoire, à tous, qui risque de s'effacer.
RD
[1] Chronique du Docteur Pierre Guillet : Les cinq piliers du bien vieillir - Chap. 2, http://www.agevillage.com/actualite-479-1-chronique.html
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