Vivre la vie d'un Senior

vendredi 17 juin 2011

Poids : les vérités que l’on n’ose pas dire



Le poids humain est sans mesure. Rien n’est moins juste ni objectif qu’une balance : ce qui s’y inscrit n’a de sens que rapporté à notre histoire. Autant dire que trois kilos nous alourdiront plus ou moins selon qu’ils signent des agapes heureuses ou qu’ils ancrent des échecs ou des chagrins.

À cet œil de l’intérieur qui décrypte, à sa manière, les chiffres du cadran, s’en ajoute un autre, de plus en plus insistant : celui du « social » et de ses diktats. Nous ne sommes plus seuls à nous vouloir minces : la vox populi l’exige et clame l’indignité de ceux qui sont « incapables » de se conformer à ses idéaux. La fracture pondérale est d’autant plus douloureuse que le monde entier, désormais, nous assourdit des mêmes canons. Depuis la chute du mur, les ex-Soviétiques ont perdu, en moyenne, douze kilos et les observateurs étrangers sont frappés par l’alignement morphologique des jeunes Chinoises.

On ne peut plus grossir dans son coin sans déclencher aussitôt un scandale planétaire. Mais qui prête l’oreille entend voler les mensonges en même temps que les kilos : le premier – énorme – consistant à considérer le poids comme un phénomène purement mécanique donc mécaniquement maîtrisable. Comme le dit remarquablement le docteur Gérard Apfeldorfer, psychiatre spécialiste des troubles du comportement alimentaire et notre guide dans ce labyrinthe marécageux de la perte de poids, les patients, égarés par ce qu’ils lisent ou ce qu’ils ont déjà médicalement vécu, « vous apportent leur corps à réparer ». Le gras sur la table ; la tête au vestiaire ; le régime au milieu… et un pas en enfer.

Second mensonge, collectif celui-là, une double injonction contradictoire à vivre à la fois dans le plaisir et dans la contrainte. À jouir et à contrôler. « Au tabou du poids et de l’absence de maîtrise qu’il paraît signifier, s’en ajoute un autre, totalement opposé : celui de la privation. On doit mincir et baigner dans la satisfaction sensorielle. Voilà comment on vous fait croire qu’on peut “maigrir de plaisir” à coups de recettes gastronomiques. » Ou l’art de s’éclater sans exploser… Toute l’histoire de la minceur semble s’articuler sur des dénis. Qu’il s’agisse de catégories alimentaires, d’émotions ou d’individus, on gomme et on remplace par des tableaux d’interdits et des modèles universels. Comment maigrir – et surtout ne pas regrossir – quand tout le travail se fait dans la confusion et l’absence à soi-même ? Ce sont peut-être quelques-unes de ces contrevérités qu’il faut mettre au jour pour éclaircir le chemin et le rendre intelligible, donc praticable. Car s’il n’existe ni règles ni régimes infaillibles, il y a tout de même des pistes utiles à suivre.

Oui, les régimes sont tous fondés sur l’interdit et l’exclusion

On vous dira toujours que vous ne serez privé de « rien ». Un rien qui s’assortit de « sauf » et de « mais », que l’on escamote en déniant aux aliments incriminés le droit d’exister. Un tour de passe-passe épinglé par le docteur Apfeldorfer : « Les aliments exclus n’existent pas. Pour Michel Montignac, la pomme de terre est à proscrire : c’est un tubercule pour cochons. Et pour les adeptes de la diète protidique, c’est tout aussi simple : ce qui vous fait envie n’est pas comestible… » Suit une série de disparitions et d’anathèmes qui conduisent l’adepte à une sorte d’autohypnose : il raye de sa carte mentale les nourritures maudites. « Le problème, c’est que l’on n’est jamais à l’abri du réel. » Lorsque l’homme ou la femme à l’univers sans frites en reprend une et s’aperçoit, un, que ça existe, et deux, que c’est bon, il plonge dans un chaos annonciateur de désastres pondéraux. « Le grand piège et le grand échec des régimes sont bien dans le déni et la frustration. »

Non, les hommes ne naissent ni libres ni égaux en poids

La minceur n’est pas un droit imprescriptible, mais une prédisposition quasi janséniste : elle serait donnée, comme la grâce, à quelques élus. Une inégalité qui agrège un nombre impressionnant de facteurs : « D’abord, l’héritage génétique du sujet, ses particularismes physiologiques et morphologiques. Ensuite, son histoire alimentaire, qui va bien au-delà des habitudes acquises et inclut le sens donné à la nourriture dans son enfance. Son histoire tout court, avec la construction de sa personnalité, ses manques et ses fragilités. Et d’autres facteurs, plus ponctuels, comme l’âge. »

Alors, les pêcheurs originels n’auraient plus qu’à baisser les bras et les autres, à s’empiffrer ? C’est oublier que, pour tous, le salut se gagne tous les jours. Cela pour dire que l’on ne va pas impunément contre sa nature et que l’effort porte d’abord sur la compréhension intime de ce que l’on a vécu, de ce que l’on est, et de la place que les kilos occupent dans notre histoire.

Oui, on peut maigrir en mangeant n’importe quoi…

… et fondre en se nourrissant de bretzels et de Nutella. « En ce moment, on entretient la confusion entre deux discours, qui ne se recoupent pas forcément : le discours minceur et le discours santé. Je ne dis pas qu’il faille maigrir en ne tenant aucun compte des besoins de l’organisme. Je dis simplement que ce qui compte, pour perdre du poids, c’est l’apport calorique, calculé sur la semaine, pas la qualité nutritionnelle des aliments. » Le résultat, on le connaît : c’est la pesanteur du nouveau conformisme diététique qui tricote allégrement le sain et le léger pour nous soumettre à la férule accablante du « nutritionnellement correct ».

Oui, on peut maigrir en mangeant n’importe quand

Autre entreprise de normalisation : la règle des trois repas réguliers. Elle n’a même pas l’excuse de l’histoire ou de la géographie : elle est seulement en usage depuis le XIXe siècle et ne se vérifie que dans certaines régions du monde. « Prenez les habitants de l’Asie du Sud-Est… On ne peut pas dire qu’ils sont gros et pourtant, leurs rues sont pleines de marchands ambulants qui vendent toute la journée des plats à manger sur place. » Là-bas, on n’écoute, semble-t-il, que les sirènes de sa faim, et on a raison, puisque celles de la ponctualité obligée n’ont aucun droit scientifique à chanter. « Une étude menée par l’hôpital de l’Hôtel-Dieu, à Paris, a prouvé que ni le nombre ni le moment des prises alimentaires n’avaient d’importance dès lors qu’étaient respectés les besoins caloriques. À cette condition, on peut très bien faire un seul repas par jour, si c’est le rythme qui nous convient. On a également analysé la courbe de poids des musulmans en période de ramadan. On pourrait penser que leur jeûne provoque un amaigrissement. Eh bien, pas du tout ! Il est équilibré par l’apport du repas nocturne, et les croyants maintiennent leur poids de départ. »

Non, se bourrer d’aliments hypocaloriques ne trompe ni le corps ni la tête

On a dû vous le faire plus d’une fois, le coup du volume, à grands renforts de kilos de salade. Et pour pas grand-chose… « Ce n’est pas se remplir l’estomac qui importe ; le rassasiement est affaire de calories et de goût. La faim se comble avec des aliments qui ont une réelle fonction de restauration. Seulement, on en arrive à reprocher à la nourriture d’être… nourrissante. » Et on ne tolère plus que le naturellement ou artificiellement « light ». Résultat, on est toujours en deçà de sa ration de calories et de saveurs, et confronté à l’alternative infernale des régimes : ou se contraindre à claquer du bec ad vitam, ou se ruer par périodes sur du lourd et du calant, et faire le deuil intermittent de la minceur et définitif du plaisir. Il ne faut surtout pas oublier la dimension affective de la nourriture ni ses pouvoirs réparateurs. Les sucrer – si j’ose dire ! – équivaut à se condamner aussi à ce que le docteur Jean-Philippe Zermati appelle les « troubles du réconfort ». « C’est vrai qu’un gâteau au chocolat console et restaure, explique Gérard Apfeldorfer. Que se passe-t-il si on est un fou de régime ? On résiste. On se dit qu’un yaourt maigre fera l’affaire. Mais il ne la fait pas. Alors, on en prend deux, puis trois. Et enfin, on engloutit dans la culpabilité ce qu’on aurait dû prendre tout de suite et en toute légitimité : son gâteau au chocolat. »

Oui, il existe des chemins qui mènent quelque part

Alors ? Serions-nous condamnés à notre caverne et n’en sortirions-nous que par à-coups, tremblant de faim, pour y replonger périodiquement la tête basse ? Non, si on fait la lumière et si on s’aperçoit qu’elle vient, comme toujours, de l’intérieur…

• D’abord, se rebeller contre les autres et contre soi-même ! Ne plus vouloir dépendre ni de leur regard ni de leurs prescriptions et comprendre que l’entreprise, pour réussir à terme, doit être décidée pour soi et menée par soi. Le véritable effort, c’est d’accepter sa solitude – donc son autonomie – face au problème. Et de réfléchir à ses émotions, à ses réactions et au rôle qu’y joue la nourriture.

• Ne pas s’installer dans la frustration, mais dans la vérité de ses sensations et la réalité de la fonction alimentaire : « L’important, c’est de réapprendre à percevoir le double mouvement de faim et de satiété. Très souvent, dans les régimes, on anticipe la faim – que l’on sait inéluctable – en mangeant pour “tout à l’heure” et, en même temps, on se sent toujours vide. Rien ne se fait durablement si on ne retrouve pas ce balancier intérieur de la faim et du rassasiement. Car pour perdre du poids, et le maintenir, il faut, un, manger ce dont on a envie ; deux, quand on a faim ; trois, ne pas manger quand on n’a pas faim ; quatre, ni quand on n’a plus faim. »

• Bouger, mais pas s’épuiser. Le sport ne fait pas maigrir, mais le mouvement aide à se « réhabiter ». Quand on se trouve gros, on se paralyse dans une coquille épaissie ; son corps devient « ce corps » et on le tient à la distance d’un étranger indésirable. À sentir son sang circuler et ses muscles s’échauffer, on le réanime, au contraire, et on se le réapproprie. Je trouve remarquable l’exercice suggéré à ses patients par le docteur Apfeldorfer, parce qu’il remet en mouvement tous les mécanismes court-circuités par la souffrance du surpoids : « Le simple fait de marcher d’un bon pas est utile. En se redressant, sans se raidir, pour l’allure. L’idéal, c’est de le faire en public, sans esquiver ni le regard des autres ni celui que l’on porte sur eux. En longeant des terrasses de café, par exemple. Cet échange aide à se replacer. »

• S’occuper de soi. Jamais une crème amincissante ne réduira de dix-huit centimètres votre tour de cuisse, mais elle vous fera une peau de rêve et un bien fou. Les soins du corps, le docteur Apfeldorfer les recommande aussi. Parce que le massage quotidien et les soins cosmétiques apportent un vrai bien-être, remettent en contact avec soi-même et valorisent. Comme des vêtements bien choisis ou un parfum très personnel. Pour vous réconcilier avec vous-même, n’attendez pas de pouvoir passer sous la porte… C’est le pari inverse qu’il faut faire : pour vivre mince, sortez de votre cachette et vivez heureux.

TEMOIGNAGES :

Graciane, 50 ans : “Jamais je n’ai renoncé à mon gratin dauphinois”

"J’avais toujours été mince. Et puis, alerte médicale, traitement hormonal, angoisse rentrée et six kilos de plus. Je ne me reconnaissais pas. Je bouillais de colère contre
le sort, contre le monde, contre moi. J’ai commencé à manger comme on sort un bazooka et j’ai pris en tout quatorze kilos. Au bout de trois ans, quand les choses se sont remises à leur place, je me suis dit : “J’arrête.”

Je suis gourmande, coquette et médecin… J’ai spontanément opté pour le plus simple et ce qui me paraissait le plus sûr : réduire les quantités sans rien changer à mes habitudes. J’ai perdu quatorze kilos – que je n’ai jamais repris – dans une sorte d’allégresse réparatrice. Jamais – j’en suis incapable – je n’ai renoncé à mon gratin dauphinois ni à mon ficelle-crevettes-beurre salé. Simplement, quand j’en avais assez, j’arrêtais.

Une chose m’a beaucoup aidée. Je suis dermatologue et j’ai enfin mis en pratique ce que je conseillais à mes malades depuis des lustres sans avoir le courage de le faire moi-même : je me suis exfoliée, hydratée, massée avec de plus en plus de plaisir et avec le sentiment d’y gagner quelque chose d’essentiel tous les jours… »

Lætitia, 37 ans : “Vivre heureuse d’abord, avec ou sans kilos en trop”

« Toute ma vie j’ai fait la chasse aux kilos. Comme ma mère. Guarana brûle-graisse, gélules coupe-faim, steack haché-yaourt matin, midi et soir : j’ai tout essayé.

Tout réussi. Le hic : entre chaque régime, je reprenais le double du poids perdu.

Il y a deux ans, j’ai fait le forcing. Pesée et piqûres tous les matins chez un “acupuncteur” qui, si je n’avais pas perdu mes 400 grammes réglementaires, sévissait à coup de “correctif” : une pomme par repas et basta.

Régime-boulot-dodo : j’ai tenu huit mois, barricadée dans une forteresse intérieure pour fuir toutes tentations. Mais quelle récompense : dix-huit kilos envolés ! Restait à me stabiliser. C’est alors que le contrôle m’a échappé…

Six mois plus tard, je m’effondrais en larmes chez le psy. Dépression ? J’ai décidé de suivre une thérapie centrée sur les troubles du comportement alimentaire. En notant mes envies de manger, j’ai repéré ma révolte contre une angoisse de perfection qui pesait sur mon corps comme sur ma vie : travailler dur, être une bonne élève, toujours, tout le temps, et faire trois repas par jour diététiquement corrects ! Surtout, j’ai appris à manger de tout, mais moins. En savourant tous les jours un carré de chocolat mais en jetant le reste de la tablette à la poubelle, j’ai compris que je pouvais laisser sans remords de la nourriture dans mon assiette si je n’avais plus faim.

Maigrir vite et bien ? Je n’y crois plus. Vivre heureuse d’abord, avec ou sans kilos en trop, voilà ma priorité. »

Le poids des mots

Il y a des ouvrages qui éclairent et font avancer. Les livres du docteur Gérard Apfeldorfer sont de ceux-là. Parce qu’il analyse les ressorts cachés des comportements alimentaires ; parce qu’il est un praticien rigoureux et un véritable écrivain ; parce qu’il a un sens de l’humour à décorner les poncifs.

RD

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