Longtemps coupé des influences orientales, l’Occident découvre qu’il a beaucoup à apprendre de la Sagesse des autres civilisations qui ne sont pas judéo-chrétiennes. Alors que les religions révélées par les Livres (Bible, Évangile, Coran) sont remises en question sur de nombreux plans, d’autres croyances, elles aussi millénaires, viennent s’interposer et nous apporter un enrichissement pour nous aider à comprendre le sens de la vie et de la mort.
Le texte de Wang Keping résume la pensée chinoise sur la vie et la mort et rejoint les philosophes occidentaux non théistes qui avancent ce qui suit : il n’y a rien après la mort, seul le présent est éternel. Alors, il faut profiter de chaque moment de son existence pour vivre le plus heureux et le plus longtemps possible.[1]
TEXTE DE WANG KEPING[2]
Faut-il craindre la mort? Comment vivre sa vie au mieux? Voilà deux questions essentielles sur lesquelles se sont penchés les philosophes chinois. Leurs conclusions donnent lieu à la réflexion…
« Être, ou ne pas être, voilà la question… » pour Hamlet et la majorité des gens qui, règle générale, tiennent à la vie et craignent la mort. Dans beaucoup de cultures, aborder le sujet de la mort reste un sujet tabou dans les conversations de tous les jours. Mais ce n'est pas le cas pour les Chinois. Pour eux, la vie et la mort est un sujet de conversation courant. L'approche pragmatique des Chinois est illustrée dans les dictons : La vie humaine n'est rien d’autre qu’une étape au cours de laquelle le soleil et la lune fonctionnent comme deux projecteurs ; Nous vivons nos vies de la même manière que l’herbe traverse les saisons du printemps à l'automne; Rien ne distingue le vieux et le jeune dans sa route vers la tombe; On n’a pas à se réjouir de la vie, comme on n’a pas à se sentir contrarié par la mort.
Ces adages illustrent la croyance voulant que l'homme naisse pour mourir et que la vie soit simplement un voyage du sein au tombeau, un processus naturel régi par une loi objective. Et de cette dernière, personne ne peut faire fi ou s’échapper. Quels que soient les efforts que quelqu’un puisse déployer, chacun meurt à un moment donné. Rien d’autre ne peut être fait : il faut suivre le processus naturel de la naissance à la mort. L'herbe pousse au printemps comme la prime jeunesse et se flétrit à l’automne comme le début du vieil âge.
Tout cela peut sembler sinistrement réaliste, voire pessimiste, mais c’est néanmoins une attitude admise et largement partagée par les Chinois. La conscience de la nature inéluctable de la mort leur permet d’y faire face avec philosophie. Voir la vie humaine comme une facette de la nature et le cycle de vie de l'herbe comme reflétant le leur est en réalité une attitude optimiste, car celle-ci dissipe la crainte de la mort elle-même.
Les origines de cette attitude
Cette philosophie naturaliste sur la vie et la mort s’enracine dans le taoïsme. Son fondateur Lao Zi (Lao-tseu) perçoit la vie et la mort comme un phénomène naturel, la vie ne devant pas être surévaluée, et la mort, redoutée. Il dit, d’une façon ne laissant prise à aucun doute :
L'homme arrive vivant dans le monde et mort dans la terre.
Trois sur dix vivront longtemps.
Trois sur dix vivront peu.
Et trois sur dix essaieront de vivre longtemps, mais mourront prématurément.
Et pour quelle raison?
Parce qu’ils vont trop chercher à préserver la vie.
Seuls ceux qui dévaluent leur vie sont plus sages
Que ceux qui la surévaluent.
J'ai entendu dire que ceux qui sont bons à préserver la vie
… sont hors de portée de la mort.
Voilà le concept taoïste central de la réalité de la vie et de la mort dans lequel on critique les riches matérialistes de perdre leur temps à « préserver excessivement la vie », ce qui se termine habituellement dans la frustration et la déception. Observateur et critique, Lao Zi n’a pas pu faire grand-chose d’autre que de respecter son tao de sobriété et de simplicité et de conseiller aux autres de préserver la vie en ayant une vie d’une durée normale, libre des soucis et des inquiétudes, et de ce fait, allant au-delà de « la portée de la mort ». La sage observation L'homme arrive vivant dans le monde et mort dans la terre mène à la conclusion que les gens devraient vivre leur vie naturellement afin de l'apprécier pleinement. Ils ne devraient ni être intimidés par la crainte de la mort, alors qu’elle est inévitable, quoiqu’il arrive, ni surévaluer la vie, puisque d’essayer de la conserver est futile.
Zhuang Zi (Chuang-tzu), successeur reconnu de Lao Zi, a continué à ressasser les concepts sur l'essence de l'existence humaine. Il a conclu que tous les êtres vivants sont issus du qi –l'énergie vitale ou la source de l'être. La vie humaine est créée d'un faisceau de qi et prend fin quand ce faisceau se disperse. Zhuang Zi est allé aussi loin que de déclarer que la vie n’est qu’une tumeur que la mort extirpe, considérant la vie comme un processus incluant devenir, peiner, souffrir, se retirer et passer à la tombe qui est le lieu du repos final.
Comment interpréter ces conclusions?
Cette attitude peut être interprétée comme négative, sous le prétexte qu’elle encouragerait la passivité sans espoir par rapport à la perspective et au caractère inévitable de la mort, en considérant la vie comme quelque chose avec laquelle on doit se tirer d’affaire grâce à une connaissance réconfortante, tel que le décrit le proverbe chinois suivant : La misère que quelqu'un endure durant la vie n'est pas pire ou plus grande que la mort de son cœur. Attendre que l'épée de Damoclès de la mort s’abatte et en faire un objectif signifie qu’être ou ne pas être n'est alors plus une question, puisque vivre la vie de cette manière est en soi une sorte de mort.
Cependant, d'un autre point de vue, l'attitude taoïste envers la mort peut engendrer une attitude positive face à la vie. L’acceptation du caractère inéluctable de la mort donne une signification et un but au passage naturel de la naissance à la mort, ce qui motive une personne à profiter au maximum de la vie et à accorder une grande valeur à chaque minute. Savoir que le temps s'envole et ne peut jamais être rattrapé crée un sens de mission et d'engagement social. Le redoublement des efforts et du travail acharné qui résulte de ce savoir, afin de vivre pleinement sa vie, enrichit la perception de la portée historique de l’existence dans la société. Transcender les limitations mortelles qui surgissent de la mystique de la mort rend possible la gestion des épreuves, des difficultés, de la misère et des souffrances. Et en retour, cela crée une façon de penser particulière, encore plus évidente chez les martyrs révolutionnaires et religieux qui consacrent volontairement leurs heures à une cause noble et se sacrifient pour leurs idéaux. Dans le confucianisme, il y a également le caractère idéalisé junzi (homme supérieur). On s’attend que cet homme se consacre sans compter dans l'intérêt de la conservation et de l’avancement de l’humanité. Un tel esprit de dévouement ne peut provenir que d'une conception positive de la mort.
Bref, selon la croyance taoïste, la véritable liberté spirituelle consiste à comprendre la nature de la mort et à pouvoir vivre sans la craindre, selon le tao de l'être, plutôt que d'être tyrannisé par le spectre de la mort. Cette attitude encourage au contraire les gens à être les maîtres de leur propre destin, ce qui leur permet d’améliorer leur qualité de vie et de réaliser la liberté spirituelle. En conclusion, pour la réflexion personnelle, voici un autre passage de Lao Zi :
Quand des lettrés de niveau supérieur entendent parler du tao,
Ils le pratiquent avec diligence.
Quand des lettrés de niveau moyen entendent parler du tao, ils le croient à moitié.
Quand des lettrés de niveau inférieur entendent parler du tao,
ils en rient de bon coeur.
S'ils n’en riaient pas, ce ne serait pas le tao.
RD
[2] Wang Keping est directeur adjoint de l'Institut pour les études transculturelles sous l'Université des études internationales de Beijing.
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