Vivre la vie d'un Senior

jeudi 19 janvier 2012

La mort dans la culture


Auteur : Jacques Dufresne

philosophe, chroniqueur à la Presse et au Devoir, conférencier et auteur de nombreuses publications. Il est aussi le fondateur ou le président (éditeur) de l'Encyclopédie de L'Agora. 

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"Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L'argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs!
Où sont des morts les phrases familières,
L'art personnel, les âmes singulières?"

Paul Valéry, Le Cimetière marin

L'adorable histoire de Platon sur le chant du cygne, dont l'équivalent existe dans d'autres cultures, nous autorise à penser que l'homme traditionnel possédait une espèce d'instinct d'immortalité. C'est sans doute parce qu'elle correspondait à cet instinct que la doctrine chrétienne de l'immortalité de l'âme a pu prendre racine aussi rapidement et aussi solidement dans les populations européennes.

La combinaison d'un tel instinct et d'une telle croyance aide à comprendre pourquoi on mourait si facilement autrefois. Voici un récit illustrant ce que fut la mort des chrétiens pendant plus d'un millénaire. "Quand Lancelot, blessé, égaré, s'aperçoit, dans la forêt déserte", qu'il a "perdu jusqu'au pouvoir de son corps", il sait qu'il va mourir. Alors, que fait-il? Des gestes qui lui sont dictés par les anciennes coutumes, des gestes rituels qu'il faut faire quand on va mourir. Il ôte ses armes, se couche sagement sur le sol: il devrait être au lit ("gisant au lit malade", répéteront pendant plusieurs siècles les testaments). Il étend ses bras en croix - cela n'est pas habituel. Mais voici l'usage: "il est étendu de telle sorte que sa tête soit tournée vers l'Orient, vers Jérusalem" (Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975, p. 20).

De la mort apprivoisée à la mort interdite

Phillipe Ariès, l'historien français à qui nous devons l'une des analyses les plus significatives de l'évolution des attitudes de l'homme occidental devant la mort, utilise l'adjectif "apprivoisée" pour caractériser une mort à la fois pressentie et consentie comme celle de Sir Lancelot.

Il montre ensuite comment, au cours des quelques siècles qui constituent la modernité, on est passé de la mort apprivoisée à la mort interdite. Auparavant, l'homme tombait de l'arbre de la vie comme la pomme tombe du pommier: comme un fruit qui est mûr. Cet acte a perdu progressivement son caractère naturel. La mort a commencé à arracher des cris de révolte; elle a été perçue comme une chose inopportune, puis comme une injustice ou comme une absurdité, voire comme un anachronisme: on aura bientôt le pénible sentiment de connaître la mort juste avant que la médecine ne triomphe enfin de cette fatalité. D'où l'intérêt que la congélation du cadavre suscitera au XXe siècle. Dans une étape antérieure du processus de dissociation d'avec la mort, on s'était contenté de transférer les restes du sous-sol et du voisinage immédiat de l'église vers un cimetière situé à l'extérieur de la ville ou du village.

Au même moment, la sexualité quittait la place qu'elle occupait tout naturellement au centre de la vie quotidienne pour devenir, en marge de cette dernière, une chose qui de plus en plus tirerait son attrait de son caractère exotique. Ariès n'hésite pas à associer le changement des attitudes devant la mort au changement des attitudes devant la sexualité. "Comme l'acte sexuel, la mort est désormais de plus en plus considérée comme une transgression qui arrache l'homme à sa vie quotidienne, à sa société raisonnable, à son travail monotone, pour le soumettre à un paroxysme et le jeter alors dans un monde irrationnel, violent et cruel. Comme l'acte sexuel chez le marquis de Sade, la mort est une rupture. Or, notons-le bien, cette idée de rupture est tout à fait nouvelle. Nous avons voulu au contraire insister sur la familiarité avec la mort et avec les morts. Cette familiarité n'avait pas été affectée, même chez les riches et les puissants, par la montée de la conscience individuelle depuis le XIIe siècle. La mort était devenue un événement de plus de conséquence; il convenait d'y penser plus particulièrement. Mais elle n'était encore ni effrayante, ni obsédante. Elle restait familière, apprivoisée. Désormais, elle est une rupture." (Philippe Ariès, op. cit p. 47.)

La mort démocratique

Pour bien comprendre le changement des attitudes devant la mort dans les temps modernes, il faut aussi tenir compte de l'avènement de la démocratie et plus généralement de l'avènement de la notion de contrat-convention en lieu et place du pacte avec Dieu et avec la nature qui avait été auparavant le fondement des institutions politiques. On voudra un jour maîtriser sa mort comme aura maîtrisé son destin politique.

On identifie généralement la démocratie aux trois grands mots de la révolution française: liberté, égalité, fraternité. Il y a un quatrième mot, plus important que les trois autres, bien qu'on le tienne caché, le mot sécurité.

Les gouvernements modernes se sont proposés avant tout d'apporter la sécurité aux hommes. À l'état de nature, nous dit Thomas Hobbes, l'un des fondateurs de la philosophie politique moderne, l'homme est un pervers égoïste et agressif; il ne peut trouver le bonheur et la sécurité, les seuls biens qui lui importent (puisque l'immortalité de l'âme est une illusion) qu'en renonçant à son pouvoir au profit d'un État qui lui apportera sa protection en retour.

Peu à peu, s'accréditera l'idée que ce qui rend l'être humain agressif et asocial ce sont les sentiments et les valeurs qui se rattachent à la haute idée qu'il a de lui-même: ambition, honneur, besoin de reconnaissance, orgueil. La première mission de l'État sera d'empêcher ces sentiments de se développer, le but ultime étant la sécurité, condition du bonheur.

Nous savons tous l'importance de la sécurité dans les sociétés modernes avancées. On en vient parfois à se demander si, à défaut de pouvoir trouver la sécurité en Dieu, les hommes n'ont pas fait de la sécurité une divinité. Or la mort, même pour les croyants, à l'exception de quelques saints, c'est l'insécurité absolue. Faut-il s'étonner qu'en attendant de pouvoir la vaincre on veuille la nier?

Au moment où s'opérait cette modernisation axée sur la sécurité, la montée de l'égalité dans les sociétés faisait progressivement disparaître la race des maîtres. Au sens que Hegel et Nietzsche donnent à ce terme, le maître est essentiellement celui qui méprise la mort, qui place l'honneur et la dignité au-dessus de sa propre vie. L'esclave par opposition est celui qui tient plus à sa vie qu'à sa dignité.

Il en a été ainsi dans l'histoire. À l'origine, dans l'antiquité, l'esclave c'est le soldat d'une armée vaincue. S'il attache moins d'importance à sa vie qu'à sa dignité et à sa liberté, il peut toujours s'enlever la vie. Beaucoup l'ont fait, parmiles Romains en particulier. Chez les stoïciens, ce suicide par dignité est devenu une règle de vie, si l'on peut dire. Sénèque, par exemple, n'a pas hésité à s'ouvrir les veines plutôt que de s'exposer à la justice de Néron.

Pendant des siècles, l'élite européenne a été formée au contact d'auteurs comme Plutarque, qui dans Les Vies en parallèles (biographies des hommes illustres de l'Antiquité) se propose d'édifier le lecteur en lui montrant des exemples d'une vertu consistant pour l'essentiel à préférer la dignité à la vie.

Ces modèles ont progressivement disparu de l'avant-scène au cours des deux derniers siècles, c'est-à-dire d'une part au moment où s'achevait la métamorphose des attitudes devant la mort et d'autre part au moment où l'homme démocratique faisait de la sécurité sa première valeur.

Contemporaine de ces processus, la science aura contribué à l'éloignement de la mort en l'objectivant. Pour Sir Lancelot, la mort est un mystère dans lequel on se laisse glisser. Dans un hôpital moderne, elle est un cas que l'on soumet à la discussion avec les collègues; dans le laboratoire voisin, elle est un problème qu'on analyse.
La mort, problème ou mystère?

La mort était un mystère. Elle est désormais un problème. N'est-ce pas la façon la plus simple et la plus juste de rendre compte de la mort actuelle, dans les hôpitaux en particulier? À la lumière de l'interprétation qu'en donne Gabriel Marcel, cette distinction entre le mystère et le problème nous indique même les gestes à poser et à ne pas poser pour que se crée le climat qui permet de respecter les voeux les plus secrets du mourant. Il est des questions dont les réponses se trouvent dans un climat et non dans des distinctions qui satisfont la raison et le droit. Les questions ultimes entourant la mort sont de celles-là.

"Le problème, écrit Gabriel Marcel, est quelque chose qu'on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi. Au contraire, le mystère est quelque chose où je me trouve engagé". Le problème est du côté de l'avoir, du vérifiable, le mystère est du côté de l'être, de l'invérifiable. Comment éviter la transformation du mystère en problème? Comment éviter, par exemple, le passage, qui semble fatal, du mystère de l'amour aux problèmes sexuels?

On peut participer au mystère de l'éveil de l'intelligence d'un enfant. Ce mystère devient un problème dès lors qu'un test révèle, ou plutôt étale le fait que le quotient de l'enfant est au-dessous de la moyenne... ou trop au-dessus.

Le problème est étalé à la portée de tous les regards, même les moins respectueux. Le propre du mystère est qu'il est voilé et que j'en fais partie.

On aura compris le lien entre le problème et la science. Partout où passe la science, s'accroît le risque qu'un mystère soit réduit à l'état de problème.

La mort est devenue un problème. Et là se trouve précisément le problème. La question éthique fondamentale, dans le débat qui nous intéresse, ce n'est pas celle de l'euthanasie, c'est celle de la dégradation du mystère de la mort en problème.

Tant qu'on reste dans la sphère du mystère, même un geste qui, vu de l'extérieur, apparaîtrait comme de l'euthanasie active, peut être justifié. On peut sentir alors qu'un être a accompli son destin et avoir la certitude qu'on ne le privera de rien en prenant le risque de hâter sa fin pour soulager davantage sa souffrance. L'essentiel en effet n'est pas la durée en tant que succession de minutes, c'est la durée en tant que lieu d'un accomplissement.

Mais quand on descend au niveau du problème, on peut penser que le mal est fait quoiqu'il advienne ensuite. Le grand malade alors n'est plus qu'un cas, qu'une chose. Il se sent exclu du festin de la vie, il se voit comme un fardeau pour son entourage. Son désir le plus profond est d'échapper à cette condition. S'il dit qu'il veut vivre c'est parce qu'il espère encore être enchanté, illuminé par la présence irradiante et compatissante de la vie à ses côtés. On le trompera si l'on se contente de reporter l'échéance par des prouesses techniques. S'il dit qu'il veut mourir, on le trompera encore si on interprète sa demande littéralement et si on se contente d'y répondre par une aide technique au suicide.

Il faut évidemment faire les lois en partant de l'hypothèse que la mort est plus fréquemment vécue comme problème que comme mystère. C'est pourquoi il ne serait pas sage de légaliser l'euthanasie active. Le flou juridique actuel est un moindre mal dans ce contexte. Il éloigne l'illusion qu'il existe une solution technique impeccable, que la solution se trouve dans une mort juridiquement correcte. Parce que le flou entretient l'incertitude chez les proches et les soignants, il les rapproche du malade qui vit l'incertitude suprême. Il favorise ainsi le retour à l'humanité, au mystère, dans une situation trop objectivée.

Si le climat de mystère est respecté ou recréé, il y a toutes les chances que la volonté authentique du malade soit respectée, car c'est justement ce climat, et lui seul, qui permet à la dite volonté de se manifester dans toute sa vérité. L'essentiel, c'est la compassion qui est alors possible. Il faut tout mettre en oeuvre pour en favoriser l'éclosion. En d'autres termes, le but ultime doit toujours être de ramener la situation de l'état de problème à l'état de mystère.

Pourquoi faudrait-il que toutes les situations soient nettes alors que la contradiction est la caractéristique fondamentale de la condition humaine?

RD

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