Nous avons tous un cimetière personnel. Le mien compte 4,000 morts. Cette conférence est dédiée à ces morts. Depuis le début des soins palliatifs, il y a 15 ans, jusqu'au programme sur la mort à l'UQAM, beaucoup de chemin a été parcouru. Le mouvement thanatologique se donne une mission, entraînant un risque de galvaudage et de banalisation. Le danger de la professionnalisation de la mort est là. Le piège est subtil et l'ambiguïté demeure. Toute mission est généralement réductionniste et s'identifie parfois, jusqu'à la fierté, par un simple slogan. La mission débouche souvent dans l'incohérence entre le missionnaire et l'objectif poursuivi. On n'a qu'à penser à l'incohérence du langage des soins palliatifs qui prêche l'autonomie du malade mais qui fait volte-face et refuse l'euthanasie. Pourtant, certains éthiciens et moralistes disent que certaines situations se retrouvent en marge de toutes les règles. D'ailleurs, quand on discute d'euthanasie, il ne faut jamais dire qu'on est pour ou contre. Quand un orthopédiste fait une amputation, ce n'est pas parce qu'il est pour ou contre. C'est parce que c'est nécessaire, c'est le moindre mal. Dire qu'on est pour ou contre met l'emphase sur celui qui parle, et non sur le malade qui doit être respecté.
Une dignité imaginaire?
Il faut se méfier des slogans: le Québec aux Québécois! Démédicaliser la mort! Mourir avec dignité! Je vous mets en garde contre un colloque de trois jours où les principaux acteurs, les mourants, sont absents. S'agira-t-il de leur dignité ou de celle que nous imaginons? Mourir avec dignité est un euphémisme qui cache une laideur que nous ne pouvons démasquer. La dignité des dictionnaires n'a pas été définie au chevet des mourants. Le colloque aurait dû s'appeler "Mourir avec le moins d'indignité possible".
Dignité et douleur n'ont de vrai sens qu'à la première personne du singulier. Dignité et douleur sont des notions subjectives. Certains patients qui me semblaient très dignes m'ont avoué combien c'était indigne de se faire vidanger l'intestin, mettre une couche, nourrir à la cuillère. La seule dignité est celle que nous voyons. L'infirmière qui inscrit au dossier "mort paisiblement" emploie un euphémisme pour dire "mort au bout de son coma".
La mort digne est l'exclusivité du soldat tué au combat ou du policier ou du pompier tués en devoir pour une cause qu'ils ont choisie. Pour nos patients, il ne reste que la résignation et l'acceptation de l'inévitable. Quel mérite y a-t-il à se plier à l'inévitable? Les malades m'ont fait comprendre qu'on ne peut pas savoir si la vie d'un autre vaut la peine d'être vécue. La douleur et la souffrance résistent parfois aux narcotiques puissants.
La médecine analyse tout, dissèque tout. On ne soigne que les maladies, pas les malades. La recherche médicale élargit le fossé entre le soignant et le soigné. Heureusement, la recherche sur la douleur a eu des résultats éclatants. On est passé de 90% à moins de 10% de patients affligés de douleurs mal contrôlées. Ces recherches ne sont pas analytiques mais synthétiques, comme ces superbes horloges transparentes dont on peut voir toutes les pièces. L'hérédité, les dispositions psychologiques jouent un rôle sur la souffrance. Il faut arrêter de "démonter l'horloge". Il faut traiter le patient et non le cancer.
Au milieu des années 60, Elizabeth Kubler-Ross (avec On Death and Dying), Cecily Saunders, Victor Frankl, Ronald Melzack, entreprenaient une nouvelle démarche, une redécouverte de l'humain. À cette époque, 60 à 80% des malades cancéreux avaient des douleurs mal contrôlées. On s'acharnait à détruire les cellules cancéreuses. Dans un traité de cancérologie de 5,000 pages, 15 seulement étaient consacrées à la douleur. Pourtant, plus la douleur est sévère, moins bonne est la réponse au traitement, plus courte est la survie du patient. On ne parlait pas de la douleur parce que douleur voulait dire mort, et mort voulait dire échec. En 1975, au Royal Victoria, seulement 10 à 15% des médecins et des infirmières disaient la vérité au patient. Aujourd'hui, la proportion est inversée. Mais on a encore de la difficulté à savoir comment le dire.Les choses commencent heureusement à changer grâce à des gens comme Kubler-Ross.
En 1967, Cecily Saunders fondait l'hospice St. Christopher's à Londres. On y favorisait l'approche au mourant par le dialogue. L'usage des narcotiques était libéralisé, ce qui a permis de constater qu'on avait exagéré les dangers d'accoutumance et de troubles respiratoires. On réussissait à contrôler les nausées, les vomissements, la sécheresse de la bouche, la constipation, les râles terminaux, les occlusions intestinales. Tout ça sans nouveau médicament miracle mais en portant attention au patient. Certains appellent ça de la médecine à l'eau de rose, parce qu'on ne peut pas analyser ces progrès avec des prises de sang. Mais cette approche holistique fonctionne. Moins de 5% des patients du St. Christopher's ont des douleurs incontrôlables.
La dégénérescence physique est très dure à supporter en soi: perte d'un sein, haleine fétide, etc. Saunders a aussi étudié l'effet psychologique de la maladie: faiblesse, dépendance physique, etc. La quasi-totalité des demandes d'euthanasie qui me sont adressées sont dues à la faiblesse et non pas à la douleur. Pour plusieurs patients, il n'y a pas de dignité possible sans un minimum d'autonomie. Sur les photos de personnes atteintes de cancer que l'on peut voir, on lit plus la tristesse que la douleur.
La médecine a entendu le "sermon sur la montagne" de Saunders mais ne l'a pas entièrement intégré. La médecine fait de l'acharnement thérapeutique mais c'est la société qui le veut en grande partie. Tout le monde veut survivre. Walt Disney s'est fait congeler; on se fait greffer coeur, rein, foie; on veut une chimio de quatrième ligne. Et quand tout ça échoue, on crie à l'acharnement.
La science commence à peine à "remonter l'horloge". L'éducation, l'hérédité, l'environnement, les joies, les peines, tout influe sur le système endorphinique pour moduler le stress et la douleur, réels ou anticipés. Rire ou pleurer font partie du paysage cancéreux. Voltaire disait "j'ai choisi d'être heureux parce que c'est meilleur pour la santé".
Ronald Melzack et Patrick Wall de McGill ont proposé dans les années 60 une nouvelle théorie de la douleur. La conception de la douleur n'avait pas changé depuis Descartes, il y a 350 ans. Un stimulus douloureux résultait en un message transmis au cerveau pour y déclencher une réaction appropriée d'évitement. Cette définition ne donnait pas d'explication pour les blessures graves déclenchant peu ou pas de douleur, ni pour les douleurs intenses sans cause apparente.
La théorie de Melzack suppose des mécanismes de contrôle ou de modulation de nos expériences douloureuses. Les messages douloureux, avant d'être relayés au cerveau par les cellules de transmission, sont d'abord rapIdement transmis à divers centres supérieurs (instinct, motivation, etc.) pour évaluation. Il en résulte une appréciation retransmise à la moelle épinière dont dépendra la nature du message-même, finalement conscientisé. C'est la théorie du portillon: un mécanisme pouvant augmenter ou diminuer la perception douloureuse.
Dix ans plus tard, on commence à vérifier scientifiquement la théorie. Les stimulations du cerveau produisent de l'endorphine, une substance vingt fois plus puissante que le sulfate de morphine. On a découvert également d'autres mécanismes analgésiques plus efficaces, qui sont activés lors de stress excessifs qui menacent la vie. Il semble, dans le monde animal, que la peur de la proie devant le prédateur provoque une analgésie presque totale. Des cellules cancéreuses injectées à des souris se développent plus vite chez celles soumises à des douleurs inévitables que chez celles soumises à des douleurs évitables.
Le seuil de la douleur dépend de l'hérédité, de la culture, du sens qu'on donne à la douleur. On peut réduire l'effet de la douleur en distrayant le patient. Et tous connaissaient l'effet placebo: un gros comprimé est plus efficace qu'un petit, deux comprimés sont plus efficaces qu'un, le comprimé rouge est plus efficace que le blanc.
Regardons maintenant la personne même. Pour faire un mauvais jeu de mots, il faut regarder la personnalité et pas seulement la personne alitée...! Il faut connaître la personne, son passé. Le philosophe français Marie-Madeleine Davy écrivait dans Itinéraires: "J'ignorais que le vivant et le pré-mort habitent deux rives qui ne peuvent communiquer. Aucune frontière ne les relie; l'un et l'autre n'appartient pas au même temps. Nos mots pour eux comme les leurs pour nous ne peuvent avoir la même résonnance". Nous cherchons tous un sens à la vie. Plus on trouve un sens à la vie, plus l'acceptation du destin va être facilitée. Il faut aider le mourant à trouver un sens à sa vie.
Toutefois, il ne faut rien négliger sur le plan physique et médical. Les ressources du domaine de la santé doivent être utilisées. Il ne faut pas remplacer l'acharnement thérapeutique par l'hyper-sédation. Les soins palliatifs doivent être des soins intensifs aux mourants où tous les raffinements thérapeutiques sont disponibles en même temps qu'une attention minutieuse aux détails. Le mourant a besoin de voir dans les accompagnants un compagnon ou une compagne de route. Accompagner veut dire en latin "manger son pain avec". Il faut donc être très près du patient.
Les mourants sont les mieux qualifiés pour apprécier les sourires vrais, et même l'humour et les chansons joyeuses. Ils apprécient la douce et irremplaçable chaleur des mains. La mort dans la dignité est impensable sans la tendresse autour. La tendresse ne craint pas de sortir des sentiers battus.
Il faut faire une grande place au Dieu de chacun. La médecine et la société ont déspiritualisé l'homme. Le spirituel et le religieux prennent une dimension insoupçonnée face à la mort. Le sens religieux aide à accéder à une certaine dignité du mourir.
Le mourant a besoin de témoins autres que ses proches. Les messages intimes restent dans le cercle de la famille. Mais les messages profonds, comme celui de sourire à la mort, veulent s'adresser au monde, que symbolisent les soignants, les étrangers, les bénévoles. Ces derniers doivent assurer une présence, être prêts à recevoir les messages et à les transmettre.
S'agit-il de courage ou de dignité? Je ne le sais pas. J'entretiens le doute à dessein. Je ne voudrais pas appeler dignité ce que le patient voit comme indigne et qu'il considère comme du courage. La dignité dans le mourir n'est pas à facile portée de main. L'aide aux malades doit commencer par la recherche de tous les instants du meilleur confort physique possible. Ce confort ne sera obtenu que dans l'optique de la douleur totale de Saunders où les narcotiques ne sont qu'un des éléments propres à soulager la douleur et la souffrance. Ceci nous oblige à considérer le malade dans sa globalité. Mourir avec dignité déborde le champ de la médecine et de la pharmacologie. Mais parfois les médecins ne sont pas les seuls à l'oublier.
RD
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