Vivre la vie d'un Senior

dimanche 25 novembre 2012

Le monde existentiel des centenaires

Le temps des centenaires

(Article de Raphaëlle Rerolle, Le monde, 13 décembre 2008 et mis en évidence sur le site d'Henri Charcosset)

« LE TEMPS DES CENTENAIRES »

http://bien.vieillir.perso.neuf.fr/temps-des-centenaires.htm

En France, ils pourraient être jusqu’à 150 000 en 2050, au Japon  près d’un million. « Le Monde 2 »  a rencontré ces pionniers d’une époque nouvelle.       Ils parlent tout autant de notre futur que de leur passé, et décrivent un autre rapport au temps et au corps.

Contrairement à ce que pourraient suggérer les récentes célébrations organisées à Paris pour ses 100 ans, Claude Levi-Strauss n’est pas un oiseau rare. Pas plus que le grand cinéaste portugais Manoel de Oliveira, 100 ans lui aussi, ou Sœur Emmanuelle, morte juste avant d’atteindre le siècle. Autrement dit, si ces personnes sont remarquables c’est évidemment par leur œuvre et pas tant par leur longévité. Car les recensements montrent que les centenaires sont de plus en plus nombreux - assez pour produire leurs stars et attirer l’attention des scientifiques.

Qui sont ces humains qui défient les lois du temps ?

Un siècle entier dans la tête et le poids du monde sur chaque jambe, deux guerres, des mains qui tremblent, des refrains que plus personne ne connaît, une poignée de bonheurs et plein de souvenirs - autant qu’il en faut pour tenir des journées dans un fauteuil. Si petits, si fragiles qu’ils semblent déjà presque effacés du monde des vivants. Pourtant, les centenaires fascinent : ils campent aux avants-postes. Menacés, vulnérables, ils n’en sont pas moins la pointe avancée de l’humanité.

Sur eux se concentrent toutes les interrogations et les inquiétudes liées aux limites de la longévité, mais aussi au vieillissement de la population. Moins exceptionnels qu’autrefois, et néanmoins pas tout à fait comme les autres, tant le cap du siècle continue de susciter étonnement, admiration ou effroi.

Prenant la mesure de leur augmentation vertigineuse, démographes, médecins, sociologues se penchent de plus en plus sur cette population traversée par des constantes (la surreprésentation des femmes) et d’étonnantes variantes (dans les modes de vie et de prise en charge différant selon les cultures)

Une règle, cependant : partout leur statut a changé avec l’explosion de leur nombre. En quelques décennies, les centenaires sont passés d’une cohorte minuscule à une très grande famille. En France, on n’en recensait qu’une centaine en 1900, et plus de 20 000 en 2008, selon l’Insee, soit l’un des chiffres les plus élevés du monde.

Amorcée vers la fin des années 1960, cette progression concerne probablement toutes les régions du monde, même si les statistiques fiables manquent pour de nombreux pays. Plus encore que les données actuelles, ce sont les projections qui stupéfient : la France devrait compter 60 000 centenaires en 2050 selon l’INED, voire 150 000 à 160 000 pour des estimations prenant en compte les évolutions récentes.

…………..Pour autant qu’on puisse voir si loin, dans cette équation à de multiples inconnues, un peu plus de la moitié des fillettes nées en 2000 atteindraient la centaine !!

Autrefois considérés comme des êtres d’exception, les centenaires d’aujourd’hui sont en passe de se banaliser. Monsieur et Madame Tout-Le-Monde peuvent atteindre le siècle, à l’instar de la vedette mondiale des centenaires, la terrible Jeanne Calment, morte à 122 ans en 1997.

Et que sait-on d’eux ? Pas grand-chose.

En dehors des éternelles questions sur leurs secrets de longévité, ils sont rarement abordés pour ce qu’ils sont : des individus à part entière. Des êtres humains qui peuvent avoir perdu l’usage de leurs yeux, de leurs oreilles ou de leurs jambes, mais pas forcément celui de leurs émotions ni de leur intelligence (25 à 30% des centenaires français sont en bon état du point de vue cognitif)

Et qui, dans la variété de leurs personnalités singulières, manifestent certains traits communs.

La première chose qui frappe, quand on les rencontre, c’est leur physique.

Centenaire, ce n’est pas tout à fait comme vieux, ou même très vieux.
C’est échapper à l’ordre des choses, y compris dans l’apparence.

Presque tous ont perdu de la surface corporelle, de l’épaisseur, comme si une partie d’eux s’était déjà retirée. Ce qu’exprime très bien Germaine, 100 ans tout juste, qui ne veut pas donner son nom « Avant, j’étais une personne de 62 kgs, je représentais quelque chose à 62 kgs, non ? »

Elle vous regarde par en dessous,  roulant des yeux pâles, des yeux de théâtre, avec une vitalité ahurissante. «  Et maintenant ? Devinez combien ? 48 !! Je me force à manger, sinon  on va m’emmener dans un cercueil. »

En plus de ses manières drolatiques et de sa poignée de main vigoureuse, Germaine, qui vit seule dans un quartier populaire de Lyon, possède une langue claire, articulée, remarquablement précise, comme de nombreux centenaires.

C’est qu’un tiers de leur vie s’est déroulé avant le début de la seconde guerre mondiale, autrement dit à une époque où l’on s’exprimait  assez différemment de maintenant. Non seulement ils parlent de manière très distincte, mais ils émaillent la conversation de termes désuets. Une « contraction d’organes » peut avoir provoqué la stérilité, le train s’appelle encore le « chemin de fer » et le journal télévisé les « actualités ».

De plus, le politiquement correct ne les a pas atteints : à l’occasion, certains d’entre eux se lâchent sans aucune inhibition, évoquant les immigrés ou les différences sociales avec une brutalité qui surprend.

De plain-pied dans le présent


... …..Quand à Félix Rollet, (103 ans) et à son épouse ( 99 ans ) , tous les deux à leur domicile, ils se sentent de plain-pied dans le présent. « La vie actuelle a son intérêt, explique M.Rollet, ancien adjoint à l’urbanisme de trois maires de Lyon successifs, dont Edouard Herriot, Je pense à mes années de jeunesse avec plaisir, mais je ne les regrette pas. » L’affliction n’est pas au vocabulaire de ce couple hors du commun.
« La nostalgie ? Connais pas » coupe Mme Rollet qui se réjouit d’avoir eu « une vie assez rigolote. »

« En vieillissant, ils entrent dans une sorte de dissolution du temps « Christiane Swane, sociologue

Pleine de rebondissements, sans doute, mais pas toujours facile. Résistant, Félix Rollet a été arrêté par la milice , expédié à Montluc puis à Fresnes. Pendant ce temps, sa femme a dû se débrouiller tant bien que mal, en encadrant des colonies de vacances où les enfants criaient famine. Les parcours bordés de roses ne font pas nécessairement  les centenaires. Germaine a travaillé comme tisseuse de soie à la Croix-Rousse à Lyon, dès l’âge de 14 ans. Et Ella Clausen n’a jamais pu finir l’école, en dépit des supplications de son instituteur. «J’ai travaillé comme fille de ferme à 11 ans, mes parents n’avaient pas de quoi payer un vélo pour que je puisse aller à l’école. »

………..Pourtant ce n’est pas l’intérêt pour les affaires du monde qui leur manque , même quand ils jettent un œil sévère sur leur temps – notamment au sujet des questions de mœurs. Félix Rollet lit plusieurs journaux chaque jour et Justine Peyrouse, bientôt 104 ans, suit, autant que ses yeux le lui permettent, les journaux télévisés. «  J’aime bien » dit-elle  en se ranimant tout à coup.
Mme Peyrouse n’est pas dans un « bon jour », nous a-t-elle informés gentiment, quand on est entrés dans sa chambre. « en colère dedans » Et alors ? pourquoi les informations ? « Mais il faut bien se tenir au courant ! » Elle se révolte, très en colère pour le coup. « Autrement, je serais là, comme une bête . » Parce que les journées sont longues, quand on est coincé entre lit et fauteuil. En arrivant dans le très grand âge, on entre aussi dans un autre temps, presque une autre dimension. …….

Face au vieillissement, les femmes se laissent vivre, comme des roseaux, les hommes tentent de résister, comme des chênes.

Fredéric Balard, anthropologue

 Dans ce temps sans temps, marqué par une grande lassitude pour certains, la vie résiste. Elle a même la vie dure, au grand désarroi de ceux qui l’hébergent, à leur corps défendant parfois. « Je trouve le temps long, je ne sers plus à rien »,se plaint Justine Peyrouse, qui séjourne depuis quatre ans dans une maison de retraite. L’utilité sociale est évidemment l’une des clés du désir de vivre encore : pouvoir rendre service ou même seulement intéresser, en racontant les histoires du passé.

Mais dans la perception du vieillissement, les hommes et les femmes ne sont pas logés à la même enseigne.

C’est en tous cas l’une des observations de Frédéric Balard, chercheur à l’unité Démographie et Santé de l’université Paul-Valéry de Montpellier. Pour sa thèse sur les « plus âgés des âgés », soutenue en 2008, ce jeune anthropologue a suivi des individus nés entre 1905 et 1915……I

Il a remarqué que les femmes sont beaucoup plus nombreuses à atteindre le grand âge, mais proportionnellement en moins bonne santé que les hommes. Surtout, il a mis en évidence que les femmes et les hommes ont des attitudes extrêmement différentes face au vieillissement. « Les hommes veulent lutter contre les stigmates de la vieillesse, souligne l’anthropologue. Pour eux, vieillir, c’est ne plus pouvoir travailler, bouger, etc. Alors ils s’acharnent à montrer qu’ils taillent la vigne à 86 ans ou qu’ils marchent tous les jours une heure et demie avec leur canne. Les femmes, elles, sont dans une logique opposée : elles cherchent moins à préserver leur image, elles se laissent vivre, elles acceptent mieux le vieillissement. Elles plient, comme les roseaux, quand eux tentent de résister, comme des chênes. »

Une vie bordée de tombes


……..Bernard Jeune, médecin épidémiologiste du vieillissement et chercheur à l’université du sud du Danemark, à Odense, commente : « Il m’a souvent semblé que les femmes vivaient peut-être plus longtemps, pour pouvoir profiter enfin d’un temps sans charge, un peu plus libre. »  Evoquant l’une des deux super centenaires (les personnes âgées de plus de 110 ans) qu’a comptées le Danemark, il ajoute : « elle avait soigné son mari, un invalide de guerre, avant de devenir veuve et de vivre jusqu’à 111 ans. Elle disait : «  J’ai été libre à partir de 80 ans. » Très âgée, elle jouait encore au foot avec ses petites-filles. »

Ce qui n’empêche pas ces grands vieillards de regretter leurs morts. Tous vivent dans une sorte de cimetière géant, entourés de tombes : parents, conjoints, frères et sœurs, amis et même enfants, bien souvent. Est-ce très difficile ?

« Vous savez, ils ne sont pas tous morts d’un coup,  remarque l’une d’entre eux. Ils s’en vont par petits paquets, on s’habitue… » La plupart du temps, ils affirment ne pas avoir peur de la mort en elle-même. « Je demande juste à ne pas souffrir », glissent-ils dans un souffle. En attendant, certains savourent leur incroyable résistance, s’amusent même à en rajouter sur leur solidité, leur vaillance. Et se réjouissent,  visiblement, de cette victoire sur le temps, petit pied de nez à la face de la mort.

La longévité, miroir de la société

Autonomes et en bonne santé au Nord, par exemple au Danemark, plus âgés et plus dépendants au Sud, comme en Italie la grande vieillesse révèle les différences de conception de la famille en Europe.  Plus d’indépendance au Nord, plus de « nursing » familial au Sud. 

RD 

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