Vivre la vie d'un Senior

mercredi 1 février 2012

La mort au fil des siècles et de notre temps


Auteure : Hélène Laberge
http://agora.qc.ca/biblio/mort.html#fil

"Aucun vivant n'a vraiment le droit de parler de la mort. Et ceux qui l'ont vue de près moins que tout autre: car ils finissent par croire qu'elle ressemble à ce qu'ils ont connu et qui, forcément, n'a rien d'elle." Gilbert Cesbron, « La regarder en face », Robert Laffont, 1985.

Ce mot de Cesbron rejoint une réflexion du Dr Marcel Boisvert, l'un des conférenciers du colloque: "Je vous mets en garde contre un colloque de trois jours où les principaux acteurs, les mourants, sont absents". Pourtant, nous parlerons de la mort parce que l'être humain a depuis toujours tenté de l'exorciser; par le rituel dans les cultures primitives, par la réflexion et l'écriture dans les sociétés plus évoluées. C'est Platon qui a enseigné à l'Occident que "philosopher, c'est apprendre à mourir".

En préparant le colloque, nous avons demandé aux conférenciers de nous faire connaître les textes sur la mort qui inspiraient leur vie et leur action. Ce sont ces pensées, ces vers, ces témoignages que nous vous présentons. Nous y avons ajouté ceux que nous avons nous-mêmes puisés dans le patrimoine universel. En ce qui a trait à la mort, les mêmes préoccupations relient entre eux, comme un fil jamais brisé, tous les êtres humains de toutes les époques et de toutes les langues. Elles sont leur vérité. Une vérité approximative? Par la force même des choses! C'est le sens de la pensée de Cesbron. De même qu'en musique le silence est le sommet d'une phrase musicale, de même le silence de ceux qui ont traversé le fleuve de la mort... "La mort, ce peu profond ruisseau, calomnié", disait un poète.

Nous avons parfois mis côte à côte des textes complètement contradictoires ou, au contraire, relevant de la même inspiration. Certains se passent de commentaires. D'autres appellent une explication ou une explicitation. Tous témoignent des ramifications infinies que la mort a fait pousser, continue de faire pousser sur l'arbre de la connaissance, de la science et de la vie.

Néant ou immortalité

Ces rameaux peuvent être ramenés à deux branches principales: le néant ou l'immortalité, ce "pressentiment extraordinaire que quelque chose ne peut pas être détruit" (Marie de Hennezel, "Le mythe de la mort parfaite: le nouveau sens de la mort dans le contexte du sida", conférence prononcée à Caring together/entraide, à Ottawa, en mars 1990. Pour mieux connaître la pensée de Mme Hennezel, on peut consulter également son livre publié en collaboration avec Johanne de Montigny, « L'amour ultime », Éditions Stanké, Montréal 1990). L'immortalité, nous la rêvons aussi comme un prolongement indéfini de la vie. Dans le film Zardoz, le cinéaste J. Boorman présente cette immortalité comme une chose acquise. Le Dr Marzouki nous a fait découvrir ce film dans son livre, « La mort apprivoisée » (Éditions du Méridien, Montréal 1990, p. 103 et ss), dont nous parlerons plus loin.

Voici le scénario tel que Marzouki le présente: Un jour, "des savants immortels s'enfermèrent dans une cité où tout était possible. Hors de l'enceinte sacrée, les autres hommes retournèrent à l'état de nature. La cité sacrée régna sur eux, en maîtresse, par l'entremise d'un Dieu qu'elle manipulait et que les hommes de nature appelaient Zardoz. Durant un temps infini, la cité des dieux résista à tous les assauts, puissante et éternelle." Comme on l'imagine, les hommes de nature réussirent un jour à prendre d'assaut la cité interdite. Scénario relativement classique jusqu'à maintenant. On s'attend bien évidemment à une scène de carnage avec fuite des immortels si brutalement jetés devant la mort. Or, au contraire, se déroule une "scène étrange, hallucinante, contraire au bon sens, mais point fort autour duquel va basculer une certaine idée de la mort. [...] Au lieu de fuir, les immortels se jettent sur les chasseurs ou plus exactement sur leurs armes: ils se font tuer avec une joie, une boulimie extraordinaire. [...] les connotations habituelles de peur, d'angoisse et de douleur... sont gommées. Tout se passe comme si les signes étaient soudain inversés. [...] On est pris de vertige, comme à chaque fois que les repères immuables et solides de la culture craquent d'un coup, laissant entrevoir leur relativité. [...] En fait, il s'agit bien d'une véritable orgie, mais d'une orgie où le désir qui s'étanche n'est plus celui de vivre mais de mourir. [...] Alors un vieillard (qui a survécu au massacre) s'avance... pour expliquer l'incompréhensible".

"Quand nous eûmes refermé sur nous les portes de cette colonie soustraite à l'effet corrosif du temps, nous ne savions pas que nous fermions sur nous les portes de notre prison. On s'était dit: "Enfin, nous avons réalisé le rêve de tous les âges, libres et affranchis du temps, nous allons pouvoir nous adonner à la vie totale, sans entraves et sans limitations. Au départ, cette liberté totale fut quelque chose de merveilleux. Débarrassés du poids du passé et de la peur de l'avenir, nous expérimentions ce dont les hommes ont toujours rêvé: l'instant éternel. La science, le plaisir, l'art, tout cela fut goulûment consommé jusqu'à satiété. Toutes les voies furent explorées, toutes les techniques furent essayées et toutes les possibilités épuisées. Puis vint la nausée. En fait nous avions oublié, dans notre orgueil forcené du savoir et du pouvoir, que tout existe par son contraire. [...] très tôt notre monde fut un non-sens: plaisirs sans joie car sans peine, désirs piégés car sans frustrations et sans limites, sciences sans objet puisque nous savions tout ou presque, art dégénéré car sans contexte et sans contestation, même la musique sonnait faux car nous n'avions plus rien à pleurer, plus rien à chanter, plus rien à espérer." [...] Mais tu ne saurais comprendre, toi qui connais l'alternance et donc la vérité et la plénitude des choses contraires."

Et le vieillard pose ici une question, la seule question qui nous concerne tous: "Nous avions voulu la vie totale, mais la vie sans mort serait-elle une absurdité logique?"

Et voici sa réponse: "Oui, la vie pour être ce qu'elle est ne peut qu'être finie. La vouloir sans la mort, c'est vouloir la gauche sans la droite, le haut sans le bas qui fait qu'il est le haut. Et le prix du péché contre le bon sens fut exorbitant. Ce fut comme un cauchemar gris, insipide, gélatineux, indéfiniment renouvelé, sans possibilité de fin ou de réveil."

Et le vieillard, dernier survivant des immortels, demande aussi à mourir d'un coup de poignard enfoncé doucement dans sa poitrine, pour être "pleinement conscient des ténèbres envahissant mon esprit, promesse sûre d'un repos salvateur et durable". Et effectivement il mourut, "comme on s'abandonne après l'orgasme" (La mort apprivoisée, op. cit)

Ainsi donc, Boorman, comme tant de poètes et de penseurs, croit que le bonheur apporté par la conquête de la mort serait l'équivalent, pour reprendre ses mots, d'un cauchemar indéfiniment renouvelé, sans possibilité de fin ou de réveil. Son film est l'illustration de cette pensée de Thibon: "C'est l'ombre de la mort qui donne un prix infini à toutes les choses de la vie.[...]" (Gustave Thibon, Le Voile et le Masque, Fayard, 1985 p. 161.)

Impossible de ne pas évoquer Vous serez comme des dieux, où l'on retrouve aussi ce thème de l'immortalité terrestre. Avec cette différence que les immortels sont enivrés de leur pouvoir, qu'ils ont réussi à maîtriser aussi bien l'espace que le temps et qu'ils connaissent, sans en être rassasiés, tous les délices de la vie. Tous sont satisfaits de leur sort sauf Amanda, l'héroïne qui pourtant aime et est aimée. Que lui manque-t-il donc? Ou plutôt, quelle peur secrète demeure tapie en elle? "J'ai peur, dit-elle, de cette obéissance infinie des choses, de ce destin asservi qui ne sait plus dire non. [...] nos aïeux tremblaient devant le danger; moi, j'ai peur de la certitude... de tout ce qui va infailliblement à son but..." (G. Thibon, « Vous serez comme des dieux », Fayard, 1985.

On devine le reste... Amanda est envahie progressivement par une connaturalité avec le passé des hommes mortels qui l'arrache à l'immortalité. "En supprimant tous les risques, vous avez étranglé toutes les chances... Quel démon vous a tout donné en échange de votre âme?" Elle réclame la mort: "Je vous en supplie, rendez-moi aux morts. Ils m'appellent... dans le ciel... ou dans l'abîme... je ne sais pas... là où votre science ne peut pas aller... Soyez bon, débarrassez-moi de mon corps: mon âme ira toute seule..." Amanda finira par mourir, considérée comme une ratée de la science de l'immortalité par Weber, le savant qui l'a mise au point. Les êtres qui l'aiment réclameront à leur tour la mort, qui leur sera accordée car il faut, dit Weber, "tuer la contagion dans l'oeuf".

Mais pour une Amanda attirée par la mort comme par le lieu de la vérité, il y a nous tous qui l'oublions dans la frénésie de la vie. Dans le livre du Dr Marzouki, « La mort apprivoisée », on trouve sur la mort le point de vue le plus franc, le plus férocement lucide peut-être, jamais donné par un médecin. Quand l'intelligence orientale (l'auteur est Tunisien) s'allie à la raison occidentale, beaucoup de mensonges, de demi-vérités volent en éclats. Il reprend la distinction que de plus en plus de médecins font entre la mort et le mal mourir. Mais ce mal mourir, le Dr Marzouki l'associe ouvertement aux interventions de la médecine actuelle: "L'horreur de la mort hospitalière ne provient pas de la mort elle-même mais de nos interventions intempestives. Laissé à lui-même... le corps s'abandonne sans trop souffrir".

Marzouki exprime tout à fait bien nos réactions devant la mort. "La mort, j'y pense comme tout un chacun, puis trop occupé à vivre, je l'oublie. Rappel, à l'occasion du décès de la mère, des graves brûlures d'un ami cher, oublié. Je sais certes qu'il faut mourir, mais cela me paraît n'arriver qu'aux autres. À l'instar de ce roi de Norvège qui, écrivant son testament, remplaça "quand je mourrai" par "si je meurs", j'envisage moi aussi ma mort comme une hypothèse d'école." (Marzouki, op. cit, p. 11.)

Ou comme un événement éloigné dans le temps. C'est aussi l'expérience de Jacques Languirand. Dans son livre « Prévenir le burn-out », il parle de ces gens -plus nombreux qu'on croit- qui sont encore à 15 ou 20 ans de leur retraite mais qui, d'une part, préfèrent la petite mort d'un travail qu'ils détestent au risque d'en changer et d'autre part, concentrent sur la retraite à venir tout le bonheur dont ils sont privés. Nihil novi... Sénèque dénonçait déjà cette attitude au deuxième siècle après J.-C.

"Tu entendras dire par la plupart des gens: À cinquante ans, je me retirerai pour vivre en repos; à soixante ans, je me démettrai de mes charges. Et qu'est-ce qui te répond que ta vie sera aussi longue? Qui admettra que tout aille comme tu l'arranges? N'as-tu pas honte de mettre en réserve le reste de ta vie et de consacrer à la sagesse le seul temps qui ne puisse être employé à rien? Il est bien tard de commencer à vivre alors qu'il faut cesser de vivre. Quel absurde oubli de ta condition mortelle que de différer jusqu'à cinquante ou soixante ans les sages projets, et de vouloir commencer sa vie à un âge où bien peu parviennent!" (Sénèque, « De la brièveté de la vie », Les Stoïciens, Pléiade, 1962, p. 698.)

Pour Sénèque, le temps est la chose la plus précieuse qui soit. En cela, il est très proche de tous ces malades et handicapés devant qui on se demande: comment peuvent-ils encore être heureux? Et qui le sont parce que, fidèles à l'adage des Stoïciens, ils vivent littéralement chaque instant comme si c'était le dernier. Écoutons encore Sénèque dénoncer la légèreté avec laquelle nous jouons avec le temps:

"On demande (le temps) comme si ce n'était rien, on l'accorde comme si ce n'était rien; on joue avec la chose la plus précieuse qui soit. Ce qui trompe, c'est que cette chose est incorporelle, et qu'elle ne tombe pas sous les regards; aussi paraît-elle de très peu de valeur, et même absolument sans valeur." (Sénèque, op. cit, p. 703).

Time is money; c'est la réponse de notre siècle à la dilapidation du temps que déplorait Sénèque. Mais l'usage que nous faisons du temps diffère: certains plus sérieux enferment le temps dans les prisons de leurs agendas. D'autres plus légers ou disposant de plus de loisirs le dilapident dans les horaires de la télévision. Entre ces avares et ces prodigues, quelle différence? La mort, patiente comme le loup devant les ébats de la chèvre de monsieur Séguin, nous croquera. Et au petit matin le loup la croqua.

"C'est pourquoi à la rapidité du temps, il faut opposer notre promptitude à en tirer parti; ainsi quand on puise à une chute d'eau rapide mais qui ne coulera pas toujours, il faut se hâter de puiser." (Sénèque, p. 705.)

Tenir la mort éloignée, brûler le temps pour ne pas y penser. Réflexes vitaux, humains, instinct de vie s'opposant à l'instinct de mort où nous nous retrouvons tous. Voici pourtant un poème, "Je meurs de ne pas mourir", écrit au XVIe siècle (en 1571), qui exprime absolument le contraire.

"Je vis sans vivre en moi-même,
Dans mon espoir sans limites,
Je meurs de ne pas mourir
[...]
Dans la seule confiance
De mourir un jour, je vis,
Car c'est vivre que mourir,
M'affirme mon espérance;
Mort qui nous donne la vie,
Ne tarde point, je t'attends,
Je meurs de ne pas mourir."

Thérèse d'Avila, Poèmes et Pensées, Desclée de Brouwer, 1976.

Notre sensibilité contemporaine est déconcertée par ce cri. Ne l'interprétons pas toutefois trop rapidement à travers la grille de la psychologie. L'histoire des mentalités serait plus éclairante. Celle, personnelle, de Thérèse d'Avila également. Si son désir de mourir était fort, il était tempéré par une vitalité qui s'est maintenue à travers des maladies, des épreuves de toutes sortes et l'horreur du suicide considéré comme un viol du temps imparti à chaque être par le destin. La mort que désire Thérèse d'Avila est le moyen, la condition pour rencontrer l'être aimé, Dieu. Elle n'est pas comme dans le suicide, une échappatoire à la vie...

Dans « La cérémonie des adieux », Simone de Beauvoir raconte une tout autre forme de mort: la lente entrée de Sartre dans la maladie qui allait l'emporter, et qui allait durer dix ans. Nous sommes intéressés par cette mort parce qu'elle contient l'essence de la mort moderne. Sartre a eu une première attaque, dix ans avant sa mort, qui a été maîtrisée par la médecine. Puis au fil des ans, divers symptômes sont apparus, parfois très graves, mais suivis de longues périodes de rémission.

"Fin juin (1971), Sartre s'est mis à avoir cruellement mal à la langue. Il ne pouvait ni manger ni parler sans souffrir. Je lui ai dit: C'est quand même une sale année: tout le temps vous avez eu des ennuis. "-Oh! ça ne fait rien, m'a-t-il répondu. Quand on est vieux, ça n'a plus d'importance. -Comment çà? -On sait que ça ne durera pas longtemps. -Vous voulez dire parce qu'on va mourir? -Oui. C'est normal qu'on s'abîme petit à petit. Quand on est jeune, c'est différent". Le ton dont il a dit ça m'a bouleversée: il semblait déjà de l'autre côté de la vie. Tout le monde d'ailleurs remarquait ce détachement; il paraissait indifférent à beaucoup de choses, sans doute parce qu'il se désintéressait de son propre sort. Souvent il était sinon triste, du moins absent. Je ne le voyais vraiment gai que pendant nos soirées avec Sylvie. En juin, nous avons fêté chez elle le soixante-sizième anniversaire de Sartre, et il était rayonnant." (Simone de Beauvoir, op. cit, Gallimard, 1981.)

Plusieurs mois se passent et Sartre fait de petites attaques cérébrales dont il se remet. Il continue à travailler. Il est lucide sur ce qui lui arrive: "-J'ai épuisé mon capital santé, dit-il un soir à sa compagne. Je ne dépasserai pas soixante-dix ans."Ce qui, dans une autre circonstance, ne l'empêche pas d'espérer: "Oh! Je compte bien être encore là dans dix ans."

Commentaire de Simone de Beauvoir: "Ce qu'il y a eu d'extraordinaire chez Sartre et de déconcertant pour son entourage, c'est que, du fond des abîmes où on le croyait à jamais enlisé, il resurgissait, allègre, intact. [...] Il y avait en lui un fonds de santé physique et morale qui a résisté, jusqu'à ses dernières heures, à toutes les atteintes." Pendant toutes ces années, S. de Beauvoir note avec une lucide sollicitude les progrès de la maladie de Sartre. Elle va même jusqu'à écrire que: "le drame de ses dernières années est la conséquence de sa vie tout entière." On sait que Sartre ne s'économisait pas, pour reprendre l'expression des Méridionaux: nuits blanches, cigarettes et whisky. "C'est à lui qu'on peut appliquer le mot de Rilke: "Chacun porte sa mort en soi comme le fruit son noyau." Sartre a eu le déclin et la mort qu'appelait sa vie. Et c'est pourquoi, peut-être, il les a si calmement acceptés." (S. de Beauvoir, op. cit p. 133.)

Et Simone de Beauvoir conclut, stoïque: "Sa mort nous sépare. Ma mort ne nous réunira pas. C'est ainsi; il est déjà beau que nos vies aient pu si longtemps s'accorder." Sensiblement à la même époque, un autre philosophe existentialiste, Gabriel Marcel, écrivait: "Aimer un être, c'est lui dire: Toi tu ne mourras pas." Opposition entre deux conceptions de la mort: l'anéantissement, ma mort ne nous réunira pas; ou alors l'appel vers une survie: l'être aimé ne peut pas mourir.

Peut-être est-ce davantage par sa mort que par sa pensée que Sartre passera à l'histoire: son courage, sa curiosité intellectuelle, les liens étroits qu'il a maintenus jusqu'à la fin avec sa compagne et ses divers amis, l'amour qu'il a suscité... Ce n'est pas là la moindre des contradictions de cet homme dont le mot « L'enfer, c'est les autres » alimentait nos fragiles désespoirs d'adolescents!

Sartre a vécu la lente et progressive montée de la maladie, un interminable jeu du chat, la mort, avec la souris, lui, nous. C'est l'un des visages modernes de la mort. Sous l'ancien régime, la mort frappait généralement dur et vite.

Voici comment le duc de St-Simon décrit la mort de Santeuil, chanoine régulier de Saint-Victor. Mais d'abord, qui était Santeuil? "C'était le plus grand poète latin qui ait paru depuis plusieurs siècles; plein d'esprit, de feu, de caprices les plus plaisants, qui le rendaient d'excellente compagnie; bon convive surtout aimant le vin et la bonne chère, mais sans débauche, quoique cela fût fort déplacé dans un homme de son état, et qui, avec un esprit et des talents aussi peu propres au cloître, était pourtant au fond aussi bon religieux qu'avec un tel esprit il pouvait l'être." Un grand de ce monde s'enticha de lui au point de l'attacher à sa table. "C'étaient, nous dit Saint-Simon, tous les soirs des soupers que M. le Duc donnait ou recevait, et toujours Santeuil à sa suite qui faisait tout le plaisir de la table. Un soir que M. le Duc soupait chez lui, il se divertit à pousser Santeuil de vin de Champagne; et de gaieté en gaieté, il trouva plaisant de verser sa tabatière pleine de tabac d'Espagne dans un grand verre de vin, et de le faire boire à Santeuil pour voir ce qui en arriverait. Il ne fut pas long à en être éclairci. Les vomissements et la fièvre le prirent, et en deux fois vingt-quatre heures, le malheureux mourut dans des douleurs de damné, mais dans les sentiments d'une grande pénitence, avec lesquels il reçut les sacrements et édifia autant qu'il fut regretté d'une compagnie peu portée à l'édification, mais qui détesta une si cruelle expérience." (St-Simon, La Cour de Louis XIV, Éditeurs Nelson, Paris, p. 92.)

On notera que le médecin est absent du récit, mais que Saint-Simon, qui ne peut pas être suspecté de bigoterie, mentionne tout naturellement que le malade mourut dans les sentiments d'une grande pénitence. Dans La mort en Occident, Philippe Ariès a étudié de façon définitive les us et coutumes de la mort sous l'Ancien Régime. On mourait donc jadis avec les secours de la religion. Au Québec, cette façon de mourir s'est prolongée jusqu'à la seconde guerre et au-delà. Voici à cet égard un extrait de la mort du Père Didace dans Marie-Didace de Germaine Guèvremont:

"Didace se sentant frappé à mort fait dire à son voisin, Pierre-Côme Provençal d'aller chercher le curé. À la campagne, un voisin ne meurt pas anonymement. "Au passage du cortège, des hommes aux récoltes, çà et là dans les champs, s'immobilisèrent, dressés comme des cierges sur quelque immense autel. Pénétrés à la fois du regret de voir l'un des leurs sur le point de mourir et pénétrés de la secrète satisfaction de ne pas être encore, eux, le choix de la mort... Dans la paroisse, on savait déjà que Didace, fils de Didace, recevait une dernière fois la visite du prêtre." (Germaine Guèvremont, op. cit, p. 171.)

Un prêtre qui était aussi un ami, un compagnon de chasse. "La gorge nouée de chagrin, le curé Lebrun se taisait. Lui et Didace avaient souvent fait le coup de feu ensemble. Un passé de plus de trente ans remontait mélancoliquement à sa mémoire [...]". Le récit se poursuit. Didace comprend pourquoi le curé est là. Aucun signe de frayeur: "L'oeil bas sous ses gros sourcils, Didace trouva le tour de sourire [...] Le curé fit signe aux femmes de se retirer. Il alla fermer la fenêtre. -Le temps de vous confesser, expliqua-t-il à Didace. Puis il revint s'asseoir et demanda au malade: -Avez-vous quelque chose qui vous reproche? -Ah! fit le vieux simplement, je sais pas trop comment j'm'en vas accoster de l'autre bord." Le premier péché dont il s'accuse porte sur les lois humaines. "J'ai, dit-il, souvent dégraissé mon fusil avant le temps et çà me forçait pas de chasser avec des appelants en tout temps." Suivent ensuite les péchés de jeunesse: "...quand j'étais jeune, je buvais comme un trou... je me battais, un vrai yâble! [...] Je sacrais comme un démon [...] J'allais voir les femmes des autres..." La confession terminée, "le curé se recueillit avant de représenter Dieu, la vérité éternelle, auprès de l'homme simple qui se mourait, son ami. Il chercha au plus profond de sa foi et de son amitié les mots avisés afin de toucher ce coeur franc, mais pas facile d'accès. Les paroles coulèrent paisibles et fortes [...] Didace ne sentait plus son mal. D'abord ramassé sur lui-même, il écouta. Peu à peu un baume purificateur se répandit en lui, l'allégeant du poids de ses fautes." (Idem, p. 175 et suiv.)

Ce qui suit concerne les images que Didace se fait de Dieu et du Paradis, des images naïves, très proches du bonheur terrestre. Dieu lui apparaît sous la forme d'"un divin garde-chasse qui lui (permettrait) ... de donner quelque rafale aux oiseaux dans les mares célestes." Ici aussi, le médecin est absent. Par contre, la famille est omniprésente avec ses maladresses, ses anxiétés et les inévitables drôleries. Tout le récit de la mort mérite d'être lu; une mort qui nous semble idyllique. Une mort qui a disparu de nos horizons culturels comme ont pratiquement disparu les conditions sociales qui la rendaient possible.

Cette mort était aussi celle que Soljénitsyne avait observée chez les paysans russes: "Et voilà que maintenant, en allant et venant dans la salle d'hôpital, il se remémorait la façon qu'ils avaient de mourir, ces vieux, dans leur coin, là-bas, sur la rivière Korma [...] Sans fanfaronnade, sans faire d'histoires, sans se vanter qu'ils ne mourraient pas, tous ils admettaient la mort paisiblement. Non seulement ils ne retardaient pas le moment des comptes, mais ils s'y préparaient tout doucement et à l'avance, désignaient à qui irait la jument, à qui le poulain, à qui le sarrau, à qui les bottes, et ils s'éteignaient avec une sorte de soulagement, comme s'ils devaient simplement changer d'isba." (Cité par Philippe Ariès, in op. cit)

Sous cette image primitive, il y a le pressentiment de l'éternité. "S'il y a de l'indestructible, toute destruction ne peut être que purification." (Ernst Jünger)

Nous en sommes réduits, nous dont la mort est constamment différée par les interventions de toutes sortes, à chercher des voies d'évitement de la souffrance et de l'attente. "Les Grecs connaissaient à côté de Kronos, le dieu du temps qui dévore, écrit Hennezel, un certain Kairos, le dieu du moment juste, du moment opportun. Kairos gouverne tous ces moments où justement on a l'impression que le temps est suspendu! La souffrance liée à l'attente, au sentiment insupportable de ne pas contrôler le temps, ne peut trouver son apaisement que dans la découverte de ces moments hors du temps." (Hennezel, op. cit)

Encore heureux ceux qui sont disposés de telle sorte qu'ils connaissent ces moments hors du temps. D'autres en sont réduits à droguer leurs souffrances et leur horreur de la solitude et de la mort. L'accompagnement est né du besoin de pallier la solitude des mourants, de combler l'absence de convivialité qui est le propre de la vie contemporaine. Hennezel décrit ce que doit être l'accompagnement: "Accompagner, faut-il le rappeler, ce n'est pas guider en fonction de telle ou telle représentation de la mort; c'est suivre pas à pas celui qui va mourir en lui permettant d'accéder à ce qui, pour lui, est le mieux. Avec la confiance absolue que sa manière de mourir est la bonne pour lui, puisque c'est la sienne." (Idem)

On a d'un côté l'accompagnement, qui s'est développé pour combler dans la société industrielle la disparition de la convivialité propre aux communautés rurales, phénomène qu'Ivan Illich a été l'un des premiers à analyser; de l'autre, le débat sur l'euthanasie, un débat que Philippe Ariès avait prédit dès 1977.

"Il existe [...] une faille dans l'enceinte médicalisée, écrivait-il, par où la vie et la mort, si soigneusement séparées, pourraient bien se rejoindre dans un flot de tempête populaire: c'est la question de l'euthanasie et du pouvoir d'arrêter ou de prolonger les soins. Aujourd'hui, personne ne se sent encore vraiment concerné par sa propre mort. Mais l'image d'Épinal du mourant hérissé de tubes, respirant artificiellement, commence à percer la cuirasse des interdits et à ébranler une sensibilité longtemps paralysée. Il se pourrait que l'opinion s'émût, qu'elle s'emparât alors du sujet avec la passion qu'elle a montrée dans d'autres combats de la vie, notamment concernant l'avortement." Ariès cite ensuite Claudine Herzlich: "Nous savons aujourd'hui que, dans certains cas du moins, les hommes meurent [ou non] parce que l'on a décidé [à l'hôpital] qu'il était temps pour eux. Vont-ils exiger de mourir quand ils voudront mourir?" Suit le commentaire prophétique d'Ariès: "Le modèle le plus récent de la mort est lié à la médicalisation de la société, c'est-à-dire à l'un des secteurs de la société industrielle où le pouvoir de la technique a été le mieux accueilli et est encore le moins contesté. Pour la première fois, on a douté de la bienfaisance inconditionnelle de ce pouvoir. C'est à cet endroit de la conscience collective qu'un changement pourrait bien intervenir dans les attitudes contemporaines." (Ariès, op. cit, p. 587.)

Cela nous amène au débat actuel sur l'euthanasie. Nous ne reprendrons pas les arguments mis en avant par les infirmières, les médecins et les éthiciens. On en retrouvera beaucoup d'éléments dans les textes des conférences résumés dans ce livre. Voici plutôt l'avis de Sénèque sur la question:

Il commence d'abord par nous mettre en garde sur les solutions toutes faites: "Il n'est... pas possible, dit-il, de donner une règle générale pour tous les cas où l'on peut être, du dehors, menacé d'une mort violente, et de dire s'il faut la prévenir ou l'attendre: il y a beaucoup à dire dans les deux sens. Si, d'une part, la chose se résout par des tortures et que, de l'autre, elle soit simple et facile, pourquoi ne pas prendre la seconde? [...] De plus, si la vie la plus longue n'est pas toujours la meilleure, la mort la plus longue est toujours la plus mauvaise. Dans la mort, plus que dans toute autre affaire, nous devons suivre notre goût. [...] Nous devons pour vivre chercher l'approbation d'autrui; pour mourir, la nôtre suffit. La mort la meilleure est celle qui nous plaît." (Sénèque, Lettres à Lucilius, Classiques Garnier, 1955, p. 45.)

Celle qui nous plaît... Par ces simples mots, Sénèque rejoint tous ceux qui réclament le respect de la liberté du mourant et qui, pour l'étayer, proposent que soit rédigé un testament contenant clairement ses volontés.

La mort et le médecin

Du mourant, passons à celui qui règne sur la mort, moins par sa personne que par la technologie: le médecin. C'est à des médecins que nous laissons le soin de décrire leur rôle: "Ainsi, la première tâche du médecin me paraît être de dresser le bilan d'une vie. Autrefois, à cause même de mon zèle à aider les hommes dans leurs difficultés, je me préoccupais surtout de ce que je devais leur dire. Pendant qu'ils me parlaient, je m'inquiétais de ne savoir que répondre aux problèmes de leur vie. Aujourd'hui, j'ai compris que les écouter avec intérêt est plus important que méditer ma réponse. Et cet intérêt n'est pas factice: il n'est rien de plus passionnant que de comprendre une vie. Et j'ai eu bien souvent le sentiment qu'écouter ainsi avec patience et intérêt ces récits constituait déjà un traitement; beaucoup de malades, avant même que je leur eusse rien dit, voyaient déjà clair en eux-mêmes et dans ce qui devait être réformé dans leur vie, par le seul fait qu'ils avaient dû, une bonne fois, la considérer dans son ensemble, la repasser dans leur esprit, comme une grande fresque. Tant de gens sont entraînés dans le tourbillon d'une vie trépidante, sans jamais avoir le temps, ni le courage de se regarder en face." (Paul Tournier, cité dans Louis Barjon, Le Médecin, Éditeur Xavier Mappus, 1948, p. 134.)

Ce texte a été écrit il y a déjà plus de quarante ans. L'approche qu'il décrit demeure essentielle. Un autre médecin de la même période insiste sur les effets curatifs de la bonté: "La bonté, d'ailleurs, possède par elle-même un pouvoir curatif. Dans les maladies non désespérées, elle aide au retour de la guérison. Appartenant à cet ordre de vibrations qui agissent sur le domaine de la sensibilité, elle peut favoriser le fonctionnement de ces sécrétions profondes qui rétablissent les équilibres compromis et ramènent la santé. Un médecin qui ne s'intéresse pas aux préoccupations de son malade et ne le considère qu'à la façon d'un numéro, fiché dans les compartiments d'un casier, ne tirera jamais de cet être vivant, réduit à un rôle de figurant inerte, toutes les provisions d'énergie dont ce dernier dispose et qui, si elles étaient déposées sur le chantier, feraient des merveilles de bon et fructueux travail." (Dr Charles Fiessinger in Le médecin, p. 138.)

Certaines de ces réflexions pourraient être signées par les tenants des médecines douces: entre autres celles qui concerne les vibrations qui agissent sur le domaine de la sensibilité. L'humanisme qui est maintenant à la base des thérapies alternatives était une part intégrante de la formation du médecin au début de ce siècle. Il y aurait une thèse passionnante à faire où seraient comparés les écrits médicaux des années 1900 à 1950 et ceux des années cinquante à nos jours. On constaterait sans doute la résorption progressive de l'humanisme médical dans la science médicale. Dans tous les textes recueillis par Louis Barjon dans Le Médecin (1948), c'est toujours l'intérêt pour le malade qui domine; le traitement n'apparaît que comme support à la relation entre le médecin et son patient.

Pourtant, l'humanité du médecin n'a pas pour autant disparu. Ce qui préoccupe le Dr Marzouki n'aurait pas été désavoué par les collègues qui l'ont précédé au cours de ce siècle: "[...] le problème n'est pas la mort, écrit-il, mais le mal mourir" (Moncef Marzouki, op. cit). Et il poursuit: "La médecine n'aime pas la mort et s'en désintéresse. Pourtant, qu'on le veuille ou non, les médecins sont appelés aujourd'hui à jouer de bien curieux rôles, auxquels leur formation ne les a pas préparés. Il y a certes les beaux diagnostics et les techniques rutilantes. Mais ce n'est là que l'arbre qui cache la forêt, et cette forêt c'est la détresse devant la vie et la mort qu'on vous jette au visage. C'est donc l'école de la vie, et non la faculté, qui va initier le médecin à des pans entiers de son métier négligés par les programmes, probablement parce que ces choses-là ne s'enseignent pas, ou si difficilement."

Apprendre à mourir

"La préparation à la mort exige une marge de santé, de tranquillité, de sécurité. La pente douce invite à méditer sur les horizons invisibles, la pente abrupte les voile. Ce qui tue ne prépare pas à mourir" (Gustave Thibon, Le Voile et le Masque p. 152). D'où la nécessité de penser à la mort avant qu'elle n'ait raison de nous. Mais au fait, à quoi donc nous sert cette méditation? Pour une essayiste contemporaine, Françoise Chauvin, "Apprendre à mourir ne sert pas à bien mourir, mais à vivre moins mal. Certes, le but de l'intelligence, c'est la vérité -et donc la mort, puisque la vérité est du côté de la mort. Mais son effet immédiat, c'est d'aider à vivre... Comme le but de la sexualité est la procréation, mais son effet immédiat le plaisir! Dans les deux cas, on poursuit d'autant mieux le but qu'on jouit plus de l'effet! Et même, hélas! on ne croit poursuivre le but que parce qu'on recherche l'effet..." (Françoise Chauvin, L'autre côté du rêve), Éd. de l'Agora, 1990, p. 50).

Voici ce que dit de la vie un jeune journaliste qui a échappé à la mort. Témoignage de Roger Auque, détenu comme otage au Liban pendant 10 mois dans un cachot sans lumière naturelle: "Quant à la peur (de la mort) elle est là, toujours. Le courage consiste à la maîtriser. Parce qu'on doit lutter pour ne pas mourir et que cette mort en sursis devient une compagne qui nous contraint à demeurer forts. Mais à demeurer seul durant des mois, on ouvre des portes sur un monde spirituel inconnu. Maintenant je sais qu'il y a un Dieu et que la vie est fragile." (Le Devoir, 31 octobre.)

Et pourtant, nous dit Sénèque, la vie ne vaut pas d'être achetée à n'importe quel prix: "C'est pourquoi le sage vit, non autant qu'il peut vivre, mais autant qu'il le doit. Il verra où il doit vivre, avec qui, comment, pourquoi: son unique pensée, c'est la valeur, non la durée de son existence. [...] Mourir tôt ou tard, peu importe; ce qui importe, c'est de bien ou mal mourir. Or bien mourir, c'est échapper au danger de mal vivre. [...] la vie ne vaut pas d'être achetée à n'importe quel prix." (Sénèque, Lettres à Lucilius, op. cit, p. 43.)

Voilà un texte sans équivoque pour le dossier de l'euthanasie! Mais le même Sénèque poursuit: "Parfois cependant, même si le sage est menacé d'une mort certaine et n'ignore pas le supplice qu'on lui réserve, il n'y prêtera pas lui-même la main. C'est sottise de mourir par crainte de la mort. Celui qui doit te tuer arrive: attends-le! pourquoi le devancer, pourquoi te charger d'une cruelle mission qui est l'affaire d'un autre [...] Socrate pouvait ne pas toucher à sa nourriture, plutôt que d'attendre le poison; et pourtant, il resta trente jours dans sa prison à attendre la mort. Certes, il ne se disait pas que tout peut arriver et qu'un si long temps permet toutes les espérances; mais il voulait se soumettre aux lois et permettre à ses amis de jouir de ses derniers jours." (Lettres à Lucilius, p. 43.)

Par-delà les siècles, un philosophe contemporain rejoint Sénèque: "N'est digne de mourir que celui qui assume l'épreuve de vivre. La mort est un sacrement: ceux qui le refusent et ceux qui sont trop impatients de le recevoir commettent également un sacrilège. C'est sans doute le sens de la prière de Rilke: Seigneur, donne à chacun sa propre mort..." (G. Thibon, Le voile et le masque, p. 151.)

La mort de Socrate

Cette mort a fasciné les vivants de toutes les époques. On sait que Socrate a été emprisonné et condamné à mort parce que sa philosophie, soutenaient ses ennemis, troublait l'ordre de la cité. Dans l'Apologie de Socrate, où Platon a décrit son procès, on voit Socrate attendant sereinement de boire la ciguë et expliquant à ses juges son attitude devant la mort: "Craindre la mort, ce n'est rien d'autre que de passer pour sage alors qu'on ne l'est point, que de passer en effet pour savoir ce que l'on ne sait pas. Car de la mort, nul n'a de savoir, pas même celui de savoir si c'est là précisément pour l'homme le plus grand des biens; mais on la craint, comme si on savait parfaitement qu'il n'y a pas de plus grand mal! Comment ne pas voir là une ignorance justement qui est répréhensible, celle qui consiste à s'imaginer savoir ce que l'on ne sait pas?"

On trouve le récit des derniers moments de Socrate dans le Phédon. Ces textes sont célèbres et contiennent la pensée de Platon, ce disciple de Socrate qui a approfondi pendant toute sa vie (il avait 28 ans quand Socrate est mort), la doctrine de son maître bien-aimé sur la purification, la destinée des âmes après la mort, sur l'immortalité (qu'il fonde sur la théorie des contraires), etc. Nous citerons ici un passage du Phédon où un disciple de Socrate, Criton, lui suggère d'attendre pour boire le poison: "Mais, je crois bien, Socrate, pour ma part, que le soleil est encore sur les montagnes et qu'il n'est pas encore couché. (Les condamnés doivent mourir au coucher du soleil.) Et, tout ensemble, je n'ignore pas non plus qu'il y en a d'autres qui ont bu le poison longtemps après qu'on le leur eut enjoint, et non sans avoir bien mangé et bien bu, quelques-uns même après avoir eu commerce avec les personnes dont ils avaient d'aventure envie. Allons! Ne te presse pas, puisqu'il te reste encore du temps!" (Platon, Oeuvres complètes, La Pléiade, 1950, p. 853.)

Dernière tentation de la vie, ultimes plaisirs des sens proposés à quelqu'un qui avait enseigné que "philosopher, c'est apprendre à mourir!" Socrate succombera-t-il à ces attraits? Et s'il y succombait, qui pourrait lui en faire reproche? "En vérité, Criton, repartit Socrate, ils ont bien raison, les gens dont tu parles, de faire ce que tu dis, car ils pensent qu'ils gagneront à le faire! Quant à moi, c'est aussi avec raison que je ne le ferai pas, car je ne crois pas que j'y gagne, en buvant un peu plus tard le poison, sinon de me prêter à rire de moi-même, en m'engluant ainsi dans la vie et en l'économisant alors qu'il n'en reste presque plus! Allons! Allons! Obéis-moi, dit-il, et cesse de me contrarier." (Platon, op. cit, p. 854.)

Socrate mettait héroïquement en pratique ce qu'il avait défendu au cours de son procès. "Nul homme, disait-il à ses juges, ni moi, ni aucun autre, soit devant un tribunal, soit à la guerre, ne doit chercher à se soustraire à la mort par tous les moyens. Souvent, dans les combats, il est manifeste que l'on aurait plus de chances de vivre en jetant ses armes, en demandant grâce à l'ennemi qui vous presse. Et de même, dans tous les autres dangers, il y a bien des moyens d'échapper à la mort, si l'on est décidé à tout faire, à tout dire. Seulement prenez garde à ceci, juges, que le difficile n'est pas d'éviter la mort, mais bien plutôt d'éviter de mal faire. Le mal, voyez-vous, court après nous plus vite que la mort." (Platon, Apologie de Socrate, Les Belles Lettres, 1969, p. 169.)

La question de l'immortalité est essentielle dans l'enseignement de Socrate: "Car, dit-il, de deux choses, l'une: ou bien celui qui est mort n'est plus rien, et, en ce cas, il n'a plus aucun sentiment de quoi que ce soit; ou bien, conformément à ce qui se dit, la mort est un départ, un passage de l'âme, de ce lieu dans un autre" (Apologie, p. 171). Et dans le Phédon, après un long raisonnement, Platon fera dire à Socrate: "[...] lorsque la mort approche de l'homme, c'est, semble-t-il bien, ce qu'il y a en lui de mortel qui meurt, tandis que ce qui est non-mortel, sauvegardé et indestructible, s'en va et s'éloigne, cédant la place à la mort. [...] Concluons donc... que l'âme est au suprême degré chose non-mortelle et impérissable, et que nos âmes auront chez Hadès une existence réelle." (Phédon, op. cit p. 839.)

De Socrate au Christ, il y a peu de distance. Cet homme, qui se disait l'incarnation sur terre du Fils de Dieu, dérangeait comme Socrate l'ordre de la cité. Ses propos aussi étaient et sont demeurés scandaleux. Ce qu'il proposait aux hommes, c'était de vivre en conformité avec ce qui contrarie absolument leurs besoins et leurs désirs: le détachement à l'égard de l'argent, du pouvoir, des plaisirs. Sa mort, qu'il avait pourtant cent fois prédite à ses amis, les a d'abord fortement ébranlés. Et pourtant, même les êtres extérieurs à la religion qui s'est greffée sur le Christ au cours des âges, reconnaissent sa présence dans l'histoire. Nous approchons la deux millième année après J.-C. On peut croire ou ne pas croire pas à sa résurrection. Mais on ne peut pas nier qu'il a concentré dans sa vie et dans les quelques paroles qui sont demeurées de lui toutes les interrogations, toutes les contradictions liées à la destinée humaine. Ce qui faisait dire à Augustin:

"L'immortalité de l'âme est une chose qui nous importe si fort et qui nous touche de si près qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l'Indifférence de savoir ce qu'il en est." Et à un philosophe contemporain: "Tout ce qu'il y a d'humain en nous tremble devant la mort comme devant l'expulsion hors de notre patrie, tout ce qu'il y a de divin appelle la mort comme la fin de notre exil." (G.Thibon, L'ignorance étoilée, Boréal Express, 1984, p. 157.)

Un des conférenciers du colloque, Doris Lussier, s'est prononcé avec ferveur sur cette question de l'immortalité: "Il me semble impensable que la vie, une fois commencée, s'achève bêtement par une triste dissolution dans la matière, et que l'Âme, comme une splendeur éphémère, sombre dans le rien après avoir inutilement été le lien spirituel et sensible de si prodigieuses clartés, de si riches espérances et de si douces affections. Il répugne à la raison que l'existence ne soit que temporelle et qu'un être humain n'ait pas plus de valeur qu'un caillou."

Gilbert Cesbron voit dans la mort le secret de Dieu: "Lorsque les chercheurs des temps à venir auront démonté tous les mécanismes de la Création, il restera cet ultime secret de Dieu. Les génies eux-mêmes abordent la mort comme des enfants qui viennent de naître, tout nus." Comment ne pas citer également Simone Weil: "Le secret de notre parenté avec Dieu doit être cherché dans notre mortalité." (La pesanteur et la grâce, Plon, 1960, p. 103.)

"La mort doit rester vierge pour chacun d'entre nous. Le rideau se lèvera d'un coup, et nous serons suffoqués, comme nous l'aurons été parfois, du temps de la terre, devant quelque spectacle inspiré. La Beauté et la Mort communiquent: l'une et l'autre relèvent aussi mystérieusement de Dieu." (Cesbron, op. cit)
Le mythe du paradis terrestre

Dans une broderie, le fil suit sous doigts de la brodeuse un parcours en apparence capricieux, mais dont la raison d'être apparaît une fois l'ouvrage terminé. C'est pourquoi nous n'hésitons pas à passer des philosophes aux moralistes et à citer ce texte très particulier de La Rochefoucauld sur l'origine des maladies:

"Si on examine la nature des maladies, on trouvera qu'elles tirent leur origine des passions et des peines de l'esprit. L'âge d'or, qui en était exempt, était exempt de maladies. L'âge d'argent, qui le suivit, conserva encore sa pureté. L'âge d'airain donna la naissance aux passions et aux peines de l'esprit; elles commencèrent à se former, et elles avaient encore la faiblesse de l'enfance et sa légèreté. Mais elles parurent avec toute leur force et leur malignité dans l'âge de fer, et répandirent dans le monde, par la suite de leur corruption, les diverses maladies qui ont affligé les hommes depuis tant de siècles."

"L'ambition a produit les fièvres aigres et frénétiques; l'envie a produit la jaunisse et l'insomnie; c'est de la paresse que viennent les léthargies, les paralysies et les langueurs; la colère a fait les étouffements, les ébullitions de sang, et les inflammations de poitrine; la peur a fait les abattements de coeur et les syncopes; la vanité a fait les folies; l'avarice, la teigne et la gale; la tristesse a fait le scorbut; la cruauté, la pierre; la calomnie et les faux rapports ont répandu la rougeole et la petite vérole, et le pourpre, et on doit à la jalousie la gangrène, la peste et la rage."

"Les disgrâces imprévues ont fait l'apoplexie; les procès ont fait la migraine et le transport au cerveau; les dettes ont fait les fièvres étiques; l'ennui du mariage a produit la fièvre quarte, et la lassitude des amants qui n'osent se quitter a causé les vapeurs. L'amour, lui seul, a fait plus de maux que tout le reste ensemble, et personne ne doit entreprendre de les exprimer; mais comme il fait aussi les plus grands biens de la vie, au lieu de médire de lui, on doit se taire; on doit le craindre et le respecter toujours." (Maximes, Garnier-Flammarion, 1977, p. 125.)

Ce texte fait d'abord sourire en raison des découvertes médicales survenues depuis le XVIIe siècle. Que la rougeole et la petite vérole puissent, par exemple, être produites par la calomnie! À ce compte, l'humanité aurait disparu depuis longtemps et la Rochefoucauld lui-même n'aurait pas été là pour discourir sur les causes de notre mort! Par contre, certains des rapports qu'il établit nous semblent justes: ceux entre la peur et les syncopes, l'envie et la jaunisse, la colère et les étouffements. Le langage populaire rend compte des mêmes phénomènes: mourir de peur, être jaune d'envie, rouge de colère, etc.

Mais par-delà ces observations, ce qui nous frappe, c'est la relation que La Rochefoucauld établit entre la vertu et la santé,la référence à un âge d'or où les vivants étaient exempts de maladie. Mythe constant dans l'histoire des rapports de l'homme avec la maladie et la mort, rêve d'un état antérieur, d'un Paradis terrestre, d'un Eden où tout était un. Adam était l'agneau et l'agneau était l'homme, la fleur était le pré, le fruit était l'orage, la douleur était joie (Chauvin, op. cit, p. 61.) La rupture d'avec cet état originel de bonheur est symbolisée dans l'Ancien Testament par l'histoire d'Adam et Ève. C'est en goûtant le fruit de la terre qu'ils ont rompu leur alliance avec la vie immortelle et ont été condamnés à mourir. Mythe inépuisable sur le destin de l'homme...

Les Babyloniens, par exemple, considéraient la maladie comme une conséquence du péché: dans leur culture, la médecine et la religion ne faisaient qu'un. Le mal physique était indissociable du mal moral et la maladie apparaissait comme un châtiment pour les péchés commis ou comme une vengeance inexplicable des dieux.

C'est dans la Grèce classique que, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, la maladie a été dissociée du mal moral, la souffrance de la vengeance des dieux et qu'on lui a attribué des causes naturelles.

En fait foi ce texte où Platon nous livre des observations étonnantes sur la façon d'administrer les médicaments. Texte à méditer par les gobeurs d'aspirine que nous sommes tous.

"...il ne faut pas irriter les maladies par des remèdes, quand elles n'offrent pas de grands dangers. En effet, la composition des maladies ressemble, en un certain sens, à la nature du vivant. Or la composition de l'être vivant comporte, pour chaque espèce, certains délais de vie définis. Chaque vivant naît, avec en soi une certaine durée d'existence assignée par le destin, les accidents dus à la nécessité mis à part..."

"Il en va de même pour la composition des maladies. Si, par l'action de drogues, on met fin à la maladie avant le terme fixé, de maladies légères naissent alors, d'ordinaire, des maladies plus graves, et, de maladies en petit nombre, des maladies plus nombreuses. C'est pourquoi toutes les choses de ce genre doivent être gouvernées par le régime, dans la mesure où l'on en a le loisir, mais il ne faut pas, en se droguant, irriter un mal capricieux." (Le Médecin, op. cit, p. 48.)

Les découvertes médicales des derniers siècles, celles particulièrement des récentes décennies, ont semblé autoriser à un certain moment jusqu'à l'espoir de l'immortalité. Depuis quelques années, les limites qu'on croyait pouvoir reculer à l'infini se sont faites sentir: impuissance devant le cancer et le sida; gravité de certaines intolérances médicamenteuses; abus de la technologie avec comme conséquences la cruauté de l'agonie, etc. Schwartzenberg jette un regard lucide sur les progrès de la médecine:

"Pour la médecine, le fol espoir du début des années cinquante, dû en particulier aux découvertes foudroyantes de la biologie, de la biochimie et de la génétique, a débouché sur une déception cruellement ressentie à la fin des années soixante. Tout n'était pas allé, à beaucoup près, aussi vite, aussi loin qu'on l'avait un peu imprudemment prédit. Il restait davantage de réponses à trouver qu'on n'avait résolu de questions. Même des doutes, des interrogations, des obscurités nouvelles avaient surgi dans des domaines où l'on avait cru pourtant toucher au but. À l'inverse des catastrophes et des fléaux, la marche vers le bonheur et le progrès est toujours plus lente et plus difficile qu'on ne l'attend et l'espère. L'illusion que l'homme approchait enfin du grand secret de la vie, qu'il touchait presque au but, qu'il allait acquérir les moyens de connaître l'harmonie, le bien-être et l'équilibre, qu'il ne lui resterait plus qu'à accéder à la sagesse, l'attente d'un nouvel âge d'or, tout cela n'était donc que faux-semblants? Cette confiance était certes généreuse mais naïve et elle s'est dissipée. Il n'y a pas de grand secret, pas d'arrivée au bout du voyage, mais simplement d'autres énigmes derrière chaque mystère éclairci, toujours d'autres carrefours au débouché du chemin." (Léon Schwartzenberg, Pierre Viansson-Ponté, Changer la mort, Albin Michel, Paris 1977, p. 97.)

Tout autre est le point de vue d'Alphonse Crespo: "Magie réservée aux sorciers ou aux prêtres, puis art pratiqué par des hommes attachés à soulager leur prochain, la médecine devient une science capable de reculer les frontières de la vie." Suit la liste des victoires médicales: augmentation de la longévité humaine, guérison de maladies jadis mortelles, greffes d'organes, réanimation et retour à la vie de comas autrefois dépassés. Où est donc le problème de la médecine actuelle? Dans la perte de la liberté: dans "le passage de la médecine libérale vers la médecine social-faciste" avec le consentement tacite du corps social. L'auteur désigne sous ce nom (trop?) évocateur la médecine issue du principe de l'universalité des soins de santé et qu'il décrit comme "une médecine sans médecins (aux) couloirs peuplés d'agents de soins, de fonctionnaires, de juristes, de gestionnaires, d'économistes, de sociologues, de ministres..." (Alphonse Crespo, Esculape foudroyé), Les Belles Lettres, 1991, p. 23).

Une médecine où le malade "n'est plus perçu comme un individu qui souffre mais comme un gêneur susceptible de compromettre la prospérité générale ou comme un prétexte permettant de rançonner la société civile." Ce processus pervertit pourtant la finalité du progrès médical et remet fondamentalement en question le rôle du médecin dans la société. La médecine n'a pu s'épanouir que dans le respect de l'individu et dans la liberté. "[...] La démoralisation de médecins à la fois boucs émissaires et agents rationneur de systèmes en faillite, l'érosion de leur éthique, la tentation euthanasique sont des signes qui ne trompent pas." (Idem, p. 165.)

Mais après avoir montré que tous ces symptômes ne sont pas les seules explications de la maladie de la médecine actuelle, l'auteur conclut: "La médecine moderne console de moins en moins et guérit de plus en plus. Voilà l'origine de sa chute. Ce sont paradoxalement les progrès d'une science capable de réussir des entreprises thérapeutiques de plus en plus hardies que la majorité des bien-portants refuse de cautionner. [...] On retrouve le mythe primitif. Esculape foudroyé par les Cyclopes... pour avoir défié la mort." (Idem, p. 168.)

Point de vue du médecin praticien, point de vue du philosophe qui, lui, s'interroge sur ce que devient une civilisation obsédée par le souci d'échapper à la mort...

"Ne pas mourir est une chose. Vivre en est une autre. Nous entrons dans une ère où l'homme cultive et multiplie tous les moyens de ne pas mourir (médecine, confort, assurances, distractions) -tout ce qui permet d'étirer ou de supporter l'existence dans le temps, mais non pas de vivre, car l'unique source de la vraie vie réside au-delà du temps et contient aussi la mort dans son unité. Nous voyons poindre l'aurore douteuse et bâtarde d'une civilisation où le souci stérilisant d'échapper à la mort conduira les hommes à l'oubli de la vie." (G. Thibon, Notre regard qui manque à la lumière, Fayard 1970, p. 73.)

Le point de vue du malade

Les médecins ont souvent été eux-mêmes les critiques les plus avisés de leur profession. Le point de vue des malades est moins fréquent. En voici un que nous avons retenu, non pas tellement en raison de la notoriété de l'auteur mais à cause de la maladie qui l'a accompagné tout au long de sa vie. C'est le Dr Ellenberger, psychiatre et historien (il a écrit entre autres une histoire de la psychiatrie aussi éclairante que l'histoire de la mort d'Ariès), qui établit une relation entre certaines maladies et le pouvoir créateur. D'où l'expression maladie créatrice. Proust souffrait d'un asthme, dont il est mort d'ailleurs, qui non seulement n'a pas détruit son génie mais l'a mystérieusement soutenu et nourri. Dans le texte choisi, Proust montre le pouvoir des images sur l'équilibre physique. C'est aussi lui qui a donné cette extraordinaire définition de la fatigue: La fatigue est la réalisation organique d'une idée préconçue.

"Nous avons tous eu, au cours d'une indisposition, notre petite crise d'albumine (de nos jours on dirait de cholestérol) que notre médecin s'est empressé de rendre durable en nous la signalant. Pour une affection que les médecins guérissent avec des médicaments (on assure du moins, que cela est arrivé quelquefois), ils en produisent dix chez les sujets bien portants, en leur inoculant cet agent pathogène, plus virulent mille fois que tous les microbes, l'idée qu'on est malade. Une telle croyance, puissante sur le tempérament de tous, agit avec une efficacité particulière chez les nerveux. [...] Vous vous croyiez malade, dangereusement malade peut-être. Dieu sait de quelle affection vous croyiez découvrir en vous les symptômes. Et vous ne vous trompiez pas: vous les aviez. Le nervosisme est un pasticheur de génie. (Le médecin, p. 285.)

Et qu'arrive-t-il lorsque c'est le médecin qui est malade? Dans le texte qui suit, le malade, tout médecin qu'il soit, apparaît dans sa touchante fragilité: se sachant atteint d'une maladie mortelle, ce médecin est soigné par un collègue qui appuie son diagnostic sur les recherches antérieures de son patient... Voici sa réaction:

"J'éprouve seulement une sorte de vertige à voir mon sort jugé selon des théories que j'ai émises étant jeune. Je me demande comment j'ai pu avoir assez d'autorité pour qu'il en soit maintenant référé à mes vues de ce genre, quand il s'agit du grand problème de vivre ou de mourir. C'est comme si un livre où j'ai mis tout mon coeur et toute ma bonne foi, mais que je sens comme le faible enfant de ma grande ignorance, devenait une sorte de bible où soit inscrit mon destin." (Dr René Allendy, in Le Médecin, p. 245.)

Les textes suivants que nous soumettons à votre attention se passent de commentaires. Ou bien ils éveillent en nous une résonance,ou bien ils nous sont étrangers. Dans l'un et l'autre cas, ils méritent le respect. Ils témoignent d'une expérience personnelle:

"Dans la souffrance, tout ce qui est habituellement actif en nous devient passif, mais ce qui est habituellement inerte, au contraire, s'éveille et commence dès ici-bas le travail qui nous attend après la mort. Le même phénomène se produit dans la méditation." (F. Chauvin, op. cit p. 40.)

"Certaines souffrances sont la révélation physique de notre âme." (Idem, p. 14.)

"Je crois que l'agonie, avec le dépouillement, le déchirement qu'elle comporte, permet de vivre de véritables états mystiques." (Olivier Clément, in Horizons interculturels, mars 1991, no 23, p. 10.)

"Apprendre à mourir ne sert pas à bien mourir, mais à vivre moins mal." (Chauvin, p. 14.)

"Il n'y a rien après la mort. Il y a quelque chose au-delà de la mort, comme au-delà de la vie -la même chose, aussi difficile à atteindre mort que vivant." (Idem, p. 12.)
Et les morts?

On parle constamment de la mort et peu des morts, sinon pour évoquer des souvenirs, des traits, des paroles. Le philosophe Alain nous invite au respect de ce qui reste d'eux. Ne pas dévoiler, et on sait avec quelle frénésie les médias le font, le côté le plus anonyme qui est souvent le côté le plus tumultueux et le plus sombre de leur vie... "(Les morts) écrit Alain, ne sont point en situation de se démentir, de se diminuer ni de vieillir: il ne reste d'eux, par le respect, que ce qui mérite respect; aussi leurs maximes valent mieux qu'eux-mêmes... Contre quoi travaillent les historiens qui en viennent tous à dire qu'Homère n'a pas existé; mais aucun Homère n'a existé; aucun mort ne fut digne de ses oeuvres; et c'est pourquoi la publication des lettres intimes et de médiocres aventures sont proprement impies... Il faut laisser aux morts ce qui a mérité de mourir." (cité par G. Thibon, L'ignorance étoilée, p. 156.)

Pensée à compléter par celle-ci, inspirée à quelqu'un par la mort d'un être aimé: "Ce qui nous éloigne des morts, ce n'est pas le fait que nous soyons des vivants, mais le fait que la vie temporelle nous exile à la surface de l'Être."
Les Invités à l'attention

Au moment de conclure, nous tombons sur ce texte du poète Paul Claudel. On y trouve une conception de la souffrance que notre époque a tendance à rejeter parce qu'elle l'a liée à une autre conception: celle d'un Dieu vengeur, distribuant la souffrance et la maladie comme des billets de loterie.

"Chers amis de tous côtés gisants, privés de tout excepté de cette force essentielle et tenace qui vous retient à la vie, et qui peut-être est nécessaire pour maintenir bien d'autres fils tendus qui s'accrochent à vous sans que vous le sachiez, vous êtes de ceux qu'on a fait entrer de force comme les Invités de la Parabole. Vous êtes pour toujours ou pour quelque temps les Invités à l'attention. Tous ces gens debout et bougeant et agissants que vous enviez, êtes-vous sûrs qu'ils vivent autant que vous? Est-ce que la vie pour eux n'est pas un rêve où l'engrenage de l'idée et de l'acte, de l'habitude et du geste, s'opère pour ainsi dire de lui-même et presque sans aucune intervention de la pensée? Mais vous, Dieu vous a fait un amer loisir. Est-ce que le goût d'une poignée de cerises par exemple n'est pas différent pour le convive repu qui les picore distraitement à la fin d'un bon dîner, ou pour le voyageur altéré et affamé qui les savoure non seulement de la bouche et du palais, mais du plus profond de son coeur et de son estomac? [...] Dans le premier cas, il y a eu simple effleurement rapide... l'esclave n'a pas le droit de s'arrêter une seconde, il faut qu'il aille à sa tâche. Dans le second cas, il y a communion..." (Le Médecin, p. 145.)

D'une façon plus concise, Marc-Aurèle, dans ses Pensées pour moi-même, retrouvées après sa mort, avait exprimé la même chose. Ce sera la dernière boucle du fil que nous avons fait courir au gré des siècles et de notre temps: "Tout est fruit pour moi de ce que m'apportent tes saisons, ô Nature!"

RD

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