Article de Claude Vox, Psychologie,
Chaque décennie apporte son lot d’appréhensions et d’angoisses, mais dans le grand « brouillage des âges » actuel, nous pouvons toutes et tous nous sentir vieux – ou jeunes – selon les jours et les circonstances.
S'accrocher à la jeunesse n’est pas uniquement une préoccupation d’ego futiles et névrosés. Cette angoisse est également le fruit du fonctionnement même de notre société individualiste, utilitariste, où chacun tend à n’exister que par ses performances et par sa valeur sur le marché de la séduction. Dans le discours dominant, la vieillesse est presque toujours évoquée en termes d’inutilité, de perte et de décadence. Ne plus plaire, être un peu moins efficace, c’est courir le risque de n’avoir plus de place, d’être exclu du marché du travail ou de celui de l’amour. C’est être symboliquement condamné à disparaître.
Alors, à défaut d’être jeunes, nous essayons de le paraître. Sinon pour nous plaire, du moins pour les autres. Pour préserver le plus longtemps possible la présence du désir, d’un intérêt dans leur regard.
Parce que les codes sociaux ont changé
Selon une enquête CSA de 2013 (« Dix chiffres clés pour mieux comprendre les Français »), c’est vers 68 ans que le sentiment d’être vieux s’empare de nous. Sans que les sondés puissent clairement justifier leur réponse.
« Aux siècles passés, pour déterminer les classes d’âge, nous disposions de critères objectifs, explique en substance Jérôme Pellissier, chercheur en psychogérontologie , dans « Réflexions sur l’âge de la vieillesse » : aptitude à travailler ou à faire la guerre pour les hommes, capacité de procréer pour les femmes. » Chacun savait où était sa place. Rien de tel à l’ère du « brouillage des âges », pour reprendre l’expression du philosophe Pierre-Henri Tavoillot, auteur de Faire ou ne pas faire son âge (L'Aube, 2014).
L’enfance débouche de plus en plus tôt sur l’adolescence. Les psychanalystes constatent que la phase de latence, de silence des pulsions, qui s’étendait de 7 ans environ à 11-12 ans, est souvent remplacée par une prépuberté précoce. Plus tard, nous accédons à notre premier CDI vers 30 ans. Mais, pour l’entreprise, à 45 ans, nous sommes seniors. Et le fait est que, déjà, les plus jeunes, avec le sang neuf qu’ils apportent, nous confrontent à nos limites et nous poussent vers la sortie. Pas le temps de souffler. À peine avons-nous acquis une expérience, un savoir-faire, que nous sommes invités à songer à la retraite.
« Grâce aux progrès de la médecine, l’espérance de vie est actuellement de 80 ans en moyenne pour les deux sexes. Nous sommes donc socialement vieux de plus en plus tôt et biologiquement vieux de plus en plus tard », rappelle Jérôme Pellissier. Cette distorsion entre réel et symbolique produit une situation psychologique anxiogène : la peur de la vieillesse commence à nous tourmenter avant que notre corps n’en ressente les effets. Et cette peur est souvent pire que la vieillesse elle-même.
Parce que nous faisons des bilans
En matière de vieillissement, chaque décennie a ses inquiétudes.Vers la trentaine, pour les femmes, c’est le constat que l’horloge biologique tourne et qu’il devient urgent de nouer une relation affective sérieuse, de fonder une famille.
La quarantaine nous propulse dans la crise du milieu de vie : elle nous pousse à faire le bilan, à nous interroger sur nos choix et sur les moyens à mettre en œuvre pour rectifier le tir. La peur de mourir n’est pas en tête de liste de nos angoisses : voyant l’horizon des possibles se rétrécir, nous craignons surtout de rater la seconde moitié de notre vie.
À 50 ans, le corps commence à changer, la ménopause se profile et, avec elle, la fin d’une possible maternité. Il y a quelques décennies encore, une quinquagénaire ne se posait pas la question de sa place dans le monde : une fois ses enfants élevés, elle rejoignait le clan respecté des matrones. En revanche, les quinquagénaires d’aujourd’hui se demandent, anxieuses – surtout si elles sont seules –, si elles doivent renoncer à l’amour, à un lien affectif. Mais une ou un quinquagénaire peut aussi se sentir jeune pour la première fois de sa vie, parce qu’elle (il) a enfin appris à en profiter.
À 60 ans, nous sommes en forme, mais nous commençons à nous inquiéter du grand âge et de ses corollaires, la maladie, le handicap. D’autant plus que nous les avons découverts chez nos parents. Si la peur de la dépendance – être livrés, impuissants, à des êtres non choisis, à des médecins, à des infirmières – est si présente en nous, c’est que nous l’avons expérimentée dans les débuts de notre vie. Quand nous étions des nourrissons passifs n’existant que grâce à la bonne volonté des autres. Mais c’est aussi une réalité objective : les grands vieillards sont traités en enfants irresponsables.
Parce que être vieux est un état surréaliste
En dépit de l’état civil, nous ne sommes pas tous vieux au même âge. Selon les psychanalystes, ce n’est pas celui de nos artères, mais bien celui de notre libido qui prime. Quand cette énergie psychique cesse de circuler, nous nous replions sur nous-mêmes, nous demandant à quoi bon aimer, désirer. Nous nous trouvons indignes d’intérêt, voire cause de dégoût. Face à la nouveauté, aux apprentissages, nous répondons : « Ce n’est plus pour moi. » Et là, à ce moment, nous sommes vieux.
Un chagrin d’amour, une perte, un deuil nous font prendre plusieurs années d’un coup. A contrario, une rencontre amoureuse, qui exalte nos sens, nous « narcissise », nous rend confiance en nous, nous fait retrouver nos 20 ans. Derrière l’appréhension précoce de se retrouver isolé, exclu, se dissimulent souvent des problèmes d’estime de soi ou un état dépressif.
« On peut être vieux à tout âge, voire à plusieurs reprises, écrit la psychanalyste Judith Dupont dans Vieillir..., des psychanalystes parlent (Érès, 2009). La première fois que j’ai été vieille, c’était le lendemain de mon dixième anniversaire, le matin, à mon réveil. J’ai soudain réalisé que, désormais, mon âge s’écrirait avec deux chiffres jusqu’à 99 ans. J’ai connu une dame, belle et juvénile, qui s’est effondrée lors de son quarantième anniversaire ; elle avait l’impression que sa vie était maintenant finie. J’ai eu un pincement au cœur quand j’ai eu 50 ans parce que c’était un demi-siècle. À certains égards, la vieillesse m’apparaît comme un état surréaliste : on est exactement le même depuis toujours, on porte en soi l’enfant, l’adolescent, l’adulte qu’on a été, voire le nourrisson et peut-être même le fœtus, et pourtant rien ne marche de la même façon. » Et pour cause : notre imagination, nos rêves ne tiennent pas compte du temps qui passe. Ils sont tout-puissants, sans limites. Le réel et notre corps, eux, nous ramènent brutalement sur terre. Pourtant, s’ils ont toujours le dernier mot, ils ne sauraient triompher des pulsions de vie. Vers la fin de la sienne, alors même que son cancer de la mâchoire ne lui laissait jamais de repos, Freud écrivait : « La vie à mon âge n’est pas facile, mais le printemps est magnifique et tel est l’amour. »
RD
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