Avant de partir, Mme Lund Madsen indique à Lis Skadhauge Vendelboe que son prochain collègue de soir passera à 17 h 30 pour le souper. En consultant l’horaire après coup, on voit que la patiente a reçu cette journée-là la visite d’intervenants à : 7 h, 7 h 15, 9 h 50, 11 h, 11 h 07, 11 h 54, 15 h, 17 h 36 et 22 h 29.

Le pari de la stabilité

À quelques pâtés de maisons, au siège social du service de soins à domicile du quartier d’Åbyhøj, Christina Kirkegaard observe attentivement des graphiques sur son écran d’ordinateur. D’un coup d’œil, cette responsable des soins à domicile peut savoir lesquels de ses 63 employés travaillent cet après-midi et lesquelles des 185 personnes âgées qu’ils servent seront visitées. « Nous avons 100 patients qui reçoivent essentiellement de l’aide pour du ménage. Et 85 qui ont besoin de plus de soins », résume Mme Kirkegaard.

Le jour de notre passage à Aarhus, Mme Kirkegaard s’inquiète, car seulement 4 préposés sont présents pour le quart du soir alors qu’elle en a besoin de 10. « Je vais devoir avoir recours à une agence. Je ne fais pas ça souvent. Mais il y a beaucoup d’employés en vacances. Je n’ai pas le choix », dit-elle.

Comme ses collègues ailleurs au Danemark, Mme Kirkegaard essaie le plus possible d’éviter d’avoir recours au personnel d’agence. Le pays met toutes ses énergies à offrir des équipes stables en soins à domicile. Pour limiter le nombre de personnes se présentant au chevet de chaque patient. « Et avoir recours aux agences nous éloigne de cet objectif », résume Mme Kirkegaard.

Dans le quartier d’Åbyhøj, ce pari de la stabilité paye. Il y a quelques mois, chaque patient de soins à domicile recevait en moyenne la visite de 16 intervenants différents par mois. « On est maintenant à 6,4 », dit Mme Kirkegaard. Cette stabilité permet notamment aux travailleurs de développer une complicité avec leurs patients. D’être aussi plus efficaces.

Avoir une équipe stable, c’est la clé. Le temps qu’on gagne peut être consacré aux aînés.

Christina Kirkegaard, responsable des soins à domicile du quartier d’Åbyhøj

« Avoir plus de stabilité du personnel, c’est notre nouvelle priorité. Quand on connaît les patients, on sait quoi faire. C’est plus facile. Ça va plus vite. Et c’est mieux pour les patients », résume Birgitte Kofoed, responsable des soins à domicile de Copenhague.

Le Québec pourrait-il emboîter le pas ?

Stabilité du personnel. Décloisonnement des métiers. Absence de listes d’attente. Budgets propres. Vu du Québec, les soins à domicile danois ont de quoi faire rêver.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Le Québec serait-il en mesure d’imiter le Danemark pour la gestion et la prestation de ses soins à domicile ? Chose certaine, avec le vieillissement de la population au Québec, le statu quo est insoutenable, affirment les experts. « Il faut trouver des solutions. Rapidement », lance l’ex-ministre de la Santé Réjean Hébert.

La démographie est implacable : les personnes de 65 ans et plus, qui représentaient 15 % de la population en 2018, représenteront 26 % de la population en 2030. Juste en soins à domicile, la demande passera de 1,2 million de personnes au Canada à 1,8 million de personnes, selon une analyse de l’Association médicale canadienne.

« Mathématiquement, ça ne marche pas », tranche Philippe Voyer, expert en soins infirmiers gériatriques et directeur du programme de baccalauréat en sciences infirmières à l’Université Laval. « Si rien ne change, il y aura une pression anormalement grande sur les CHSLD. Et les coûts seront énormes », résume le chercheur Alain Dubuc, qui a signé une étude sur le sujet en août dernier.

Hausser le financement

En mai, le ministre de la Santé, Christian Dubé, a rappelé en conférence de presse que la pandémie a montré plus que jamais que la solution au vieillissement de la population « passe par le soutien à domicile ». Il a du même coup annoncé des investissements de 750 millions sur cinq ans dans ce secteur. M. Dubé souhaite aussi faire passer la proportion du budget de soutien aux personnes âgées consacré aux soins à domicile à 50 %. Il faut souligner que la situation financière du Danemark diffère de celle du Québec. Les citoyens y paient beaucoup d’impôts. Au Québec, le poids de l’impôt sur le revenu des particuliers équivaut à 13,3 % du PIB, contre 24,4 % au Danemark. « Mais nous aussi, on paie beaucoup d’impôts. On a simplement décidé de consacrer nos ressources à autre chose », affirme M. Dubuc.

Protéger les fonds

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Réjean Hébert, ex-ministre de la Santé du Québec

Au Danemark, les soins à domicile sont gérés par les municipalités et les administrations régionales gèrent les services hospitaliers. « Ça protège les budgets pour les soins à domicile », affirme Réjean Hébert. Pour lui, comme pour Alain Dubuc, un fonds propre serait nécessaire pour s’assurer que l’argent investi en soins à domicile au Québec ne soit pas détourné vers les soins hospitaliers. « Dans les CISSS et les CIUSSS, les soins à domicile passent après les urgences, les blocs opératoires, les CHSLD… On ne parle jamais des soins à domicile dans les CISSS. C’est clair que c’est un problème », tranche Jeff Begley, président de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN). En entrevue à La Presse samedi, la ministre responsable des Aînés et des Proches aidants, Marguerite Blais, a assuré que les investissements de son gouvernement en soins à domicile sont maintenant « cadenassés ». Un nouvel « outil de cheminement clinique informatisé » est aussi en train d’être implanté pour mieux documenter et encadrer l’offre de soins à domicile.

Assurance autonomie

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La Maison Carpe Diem, un centre de jour et d’hébergement pour personnes en perte d’autonomie situé à Trois-Rivières

De nombreux acteurs plaident pour que les aînés du Québec reçoivent directement une subvention en fonction de leur degré de perte d’autonomie et dépensent ces sommes à leur guise, que ce soit avec un organisme communautaire, une entreprise d’économie sociale, une agence privée, le secteur public… Un projet rappelant l’assurance autonomie défendue autrefois par Réjean Hébert.

Pour Philippe Voyer, l’avantage d’un tel projet serait de faciliter le financement de plusieurs initiatives qui, dans le contexte actuel, peinent à survivre. Un projet comme la Maison Carpe Diem, qui offre des services de centre de jour et d’hébergement à Trois-Rivières, pourrait ainsi plus facilement faire des petits, dit-il.

Lisez notre reportage sur la Maison Carpe Diem

Décloisonner les métiers

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Pour être aussi efficace qu’au Danemark, l’une des avenues à explorer est le décloisonnement des métiers, selon Réjean Hébert. « Il faut arrêter de trop sectoriser. Ça multiplie inutilement le nombre d’intervenants différents devant aller chez une même personne », plaide-t-il. Un tel décloisonnement ne serait pas simple à instaurer, notamment à cause des contraintes syndicales, souligne Alain Dubuc. « Mais il faudrait certainement y réfléchir. Pour améliorer la continuité et l’organisation du travail », dit-il. Philippe Voyer est quant à lui plus circonspect. « Quand une infirmière fait un dîner, elle ne peut pas donner de soins à quelqu’un d’autre qui en a besoin », dit-il.

Trouver du personnel

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Le Danemark compte autant d’infirmières par habitant que le Québec, mais les listes d’attentes en soins à domicile y sont inexistantes... pour l’instant.

Au Danemark, contrairement au Québec, les listes d’attente sont inexistantes. Mais elles pourraient se former. Tous les responsables de soins à domicile rencontrés au Danemark sont inquiets. Car la population vieillit. « Et on commence à avoir un problème de recrutement. Le gouvernement tente de scolariser plus d’infirmières. On étudie la possibilité de concevoir une formation pour devenir à la fois préposée aux bénéficiaires et éducatrice en garderie », explique Birgitte Kofoed, responsable des soins à domicile de Copenhague. Ouvrir les frontières aux travailleurs étrangers fait aussi partie des discussions. Le Québec est déjà aux prises avec cette pénurie de personnel qui n’est pas prêt de se résorber. Il manque déjà 4000 infirmières et ce nombre pourrait grimper à 28 000 d’ici cinq ans. Le gouvernement a d’ailleurs annoncé des primes pour attirer les infirmières dans le réseau public à la mi-septembre.

Accélérer la formation

Le gouvernement québécois planche sur la création d’une formation accélérée pour les infirmières auxiliaires. Durant la pandémie, le gouvernement a aussi misé sur la formation accélérée et l’embauche de 10 000 nouveaux préposés aux bénéficiaires dans les CHSLD. Mais les ASSS (auxiliaires aux services de santé et sociaux) qui donnent les soins à domicile « ont été oubliées », déplore le président de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN), Jeff Begley. « Les ASSS adorent leur travail. Mais leurs conditions sont intenables. Et elles ne sont pas assez nombreuses. Elles manquent de temps. Il faudra en recruter beaucoup plus », dit-il. Mme Blais dit miser sur plus d’embauches dans le réseau public de soins à domicile.

Assurer une stabilité

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Astrid Krag, ministre des Affaires sociales du Danemark, discute avec une aînée, en marge d’un point de presse à Copenhague.

Rencontrée dans une conférence de presse à Copenhague à la mi-septembre, la ministre des Affaires sociales du Danemark, Astrid Krag, explique que le pays met toutes ses énergies actuellement à assurer une stabilité des équipes en soins à domicile. Pour que les patients reçoivent la visite du plus petit nombre d’intervenants différents possible chaque semaine. « Ça permet aussi de diminuer l’administration et la bureaucratie derrière », dit-elle. Mme Krag a justement inauguré à la mi-septembre un projet à Copenhague où une équipe multidisciplinaire de soins à domicile a installé ses bureaux directement dans un HLM pour personnes âgées. « On veut que les soins à domicile soient plus locaux que jamais », dit-elle. Au Québec, si la ministre Blais appuie le principe de stabilité, elle note que la province, « c’est grand par rapport au Danemark » et que l’éloignement de certaines régions ici complexifie parfois les services.

Ne pas miser juste sur les soins à domicile

Professeure titulaire à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal, Michèle Charpentier reconnaît que plus d’investissements doivent être faits en soins à domicile. Mais pour elle, « il ne faut pas opposer soins à domicile et CHSLD ». « Il ne faut pas juste financer l’un ou l’autre. On a beaucoup de retard en soins à domicile. Mais ce n’est pas la seule solution. Il faut que quand les proches s’épuisent, on leur offre autre chose. Sinon, ça devient de l’enfermement à domicile », dit-elle. Pour Mme Charpentier, il faut aussi cesser d’entretenir un discours catastrophiste avec les aînés. « La majorité des aînés s’organisent tout seuls. Très peu ont besoin de grands soins », dit-elle. La ministre Blais confirme qu’à peine un peu plus de 2,5 % des aînés habitent en CHSLD. Si elle souhaite prioriser les soins à domicile, Mme Blais développe aussi des projets de Maisons des aînés et planche sur la rénovation de 23 CHSLD.

RD