D'après l'historien Jean-Pierre Bois, la notion de « génération » n'existe pas au Moyen Âge. Il faut attendre le XIXe siècle pour que se noue une relation privilégiée entre grands-parents et petits-enfants, telle que nous la connaissons aujourd'hui
ENTRETIEN AVEC : (Propos recueillis par LA CROIX)
Jean-Pierre Bois, professeur d'histoire émérite de l'université de Nantes, France
De quand datent la notion de génération et l'intérêt porté aux relations entre les âges ?
Jean-Pierre Bois : Au Moyen Âge, cette notion n'existe pas, parce qu'on ne situe pas les individus selon leur âge, mais selon leur utilité sociale. L'âge n'a alors aucune fonction, puisque dès 7-8 ans on peut travailler. D'ailleurs, les gens ne connaissent pas leur date de naissance.Le concept d'âge apparaît avec les premiers registres, à partir du XVIe siècle. Quant à la notion de génération, elle se fait jour avec l'apparition d'une troisième génération, un processus lent qui s'opère entre la fin du XVIIe et le milieu du XIXe siècle.
Parle-t-on alors de liens intergénérationnels ?
Pas du tout, ce serait anachronique ! Le concept d'intergénération correspond à notre époque. Au XVIIIe siècle, les relations entres les âges sont complètement naturelles, on ne les problématise pas. Elles s'opèrent dans le cadre familial, dans une société rurale où les plus âgés font partie de la communauté.Ces derniers, qui travaillent plus lentement, ont un rôle de transmission. Transmission du savoir - dans les campagnes, à cette époque, on est beaucoup moins ignares qu'on ne le pense, on connaît des rudiments de lecture, on sait compter - mais, surtout, transmission de repères pour la communauté, à travers le récit de contes, lors des veillées paysannes par exemple. La tradition orale est très prégnante. Au XIXe, la révolution industrielle change toutefois la donne.
C'est-à-dire ?
L'industrialisation fait de nombreux laissés-pour-compte, avec un fort exode rural et des gens condamnés à la misère. Le prolétariat vit dans une précarité difficile à mesurer aujourd'hui : s'il n'y a pas de travail, on ne mange pas le soir.Dans ce contexte, et dans ces classes sociales, les parents n'ont guère le temps de la transmission ; quant aux personnes âgées, elles se retrouvent exclues ; la misère est telle qu'il n'y a plus de place pour elles, qui n'ont pas de force physique et ne sont pas adaptées à la machine.
Dans les catégories sociales aisées, c'est tout à fait différent. La génération des grands-parents acquiert une position sociale prestigieuse, l'homme étant le patriarche, doté d'un vrai pouvoir sur la famille, et la femme d'un véritable rôle à l'égard des plus jeunes.
C'est d'ailleurs au XIXe siècle que naît la figure de la grand-mère, telle que nous la concevons aujourd'hui ; cette dernière peut se consacrer - davantage que la mère, qui mène une vie sociale plus intense - à ses petits-enfants.
Surtout, apparaît alors l'affection entre grands-parents et petits-enfants ; la grand-mère est celle qui apprend à aimer, qui s'occupe des jeunes pendant les vacances, dès les lois Guizot sur l'école de 1832.
Pourquoi ressent-on aujourd'hui le besoin de développer les projets intergénérationnels ?
Dans le sillage de la révolution industrielle, des systèmes d'assistance sociale et de prévoyance ont peu à peu vu le jour. L'État a pris une place nouvelle auprès des laissés-pour-compte, comblant les défaillances de groupes qui s'étaient disloqués. Mais, ce faisant, il a en quelque sorte dépossédé la famille de certaines de ses fonctions.Dans le même ordre d'idées, on exige de l'école qu'elle assume tout ce qui a trait au savoir et à la transmission, ce qui outrepasse son rôle.
À mon sens, l'élan intergénérationnel marque une volonté de se réapproprier les choses, de se protéger d'une trop grande intrusion de l'État. D'autant qu'aujourd'hui les familles sont éclatées géographiquement, recomposées, ce qui complique les rapports entre les générations. D'où la volonté de les recréer autrement.
À cet égard, qu'a changé l'apparition, au XXe siècle d'un « quatrième âge » ?
Avec les progrès de la médecine et l'allongement de la vie est apparu une génération nouvelle, confrontée - comme aucune autre avant elle - à la dépendance : physique, morale, financièreParce qu'elle ne « colle » pas au credo d'une société matérialiste, qui valorise la performance et la jeunesse, cette génération est mise à l'écart. C'est tout l'enjeu des projets intergénérationnels que de lui redonner une place et de la réinscrire dans la pyramide familiale.
RD
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire