Vivre la vie d'un Senior

mercredi 29 décembre 2021

Regard sur l'avenir de l'Humanité

 Article de Ignacio Ramonet, Revue Le Monde diplomatique, mars-avril 1998, intitulé 

« RAVAGES DE LA TECHNOSCIENCE POUR L'AVENIR DE L'HUMANITÉ» 

Ignacio Ramonet

Vue de loin, la planète Terre séduit par son agréable couleur bleue, tachetée du blanc cotonneux des nuages, et par l’impression de richesse et d’opulence qu’elle dégage. 

Une végétation luxuriante, une flore abondante et une faune foisonnante. Pendant des millénaires, cette nature généreuse, paradisiaque, exubérante, a dominé en maîtresse. L’être humain depuis son apparition s’y est nourri et a longtemps vécu en symbiose avec Mère Nature.

Mais, depuis la seconde moitié du XIXe siècle et la révolution industrielle, au nom du progrès et du développement, l’homme a entrepris la destruction systématique des milieux naturels. Les prédations et les ravages en tous genres se sont succédé, infligés aux sols, aux eaux et à l’atmosphère de la Terre. Urbanisation galopante, déforestation tropicale, pollution des mers et des fleuves, réchauffement du climat, appauvrissement de la couche d’ozone, pluies acides : la pollution produit des effets qui mettent désormais en péril l’avenir de notre planète.

Par ailleurs, l’être humain a désormais le pouvoir de se modifier lui-même génétiquement. L’aventure scientifique s’accélère, et laisse entrevoir le moment où le clonage de l’être humain devient, pour certains, envisageable. Sans que soient encore fixées, à l’échelle internationale ni même à l’échelle nationale, les limites à ne pas franchir. L’affaire Dolly, cette brebis clonée adulte, en a donné la preuve, au printemps 1997, à tous ceux qui en doutaient encore.

D’autre part, l’arrivée sur le marché européen de produits comme le maïs ou le soja manipulés génétiquement soulève de nombreuses questions à propos des risques encourus : pour qui, et dans quel but, les organismes génétiquement modifiés (OGM) ont-ils été mis au point ? Etait-ce bien nécessaire ? Etait-ce raisonnable ?

En l’an 2000, la moitié de la population mondiale pourrait être confrontée à des pénuries d’eau potable. En 2010, la couverture forestière du globe aura diminué de plus de 40 % par rapport à 1990. En 2025, la population mondiale pourrait atteindre de 7,5 à 9,5 milliards d’habitants, contre 5,8 aujourd’hui. En 2040, l’accumulation des gaz à effet de serre pourrait avoir entraîné un réchauffement de 1° C à 2° C de la température moyenne de la planète et une élévation de 0,2 à 1,5 mètre du niveau des océans.

Les pays industrialisés, dont la prospérité est en partie fondée sur un productivisme excessif et sur une surexploitation de l’environnement, et les pays en développement doivent rapidement rechercher les moyens de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins.

Quels sont les principaux enjeux auxquels l’humanité est confrontée en cette fin de millénaire ? Eviter les dérives d’une science largement devenue technoscience, de plus en plus proche du marché ; réduire les pollutions et lutter contre le changement climatique global ; protéger la biodiversité et enrayer l’épuisement des ressources ; freiner l’érosion des sols et la désertification ; trouver les moyens de nourrir de 8 à 10 milliards d’êtres humains.

Le productivisme à outrance est le premier responsable de l’actuelle mise à sac. L’étendue des désastres écologiques et les problèmes qu’ils soulèvent préoccupent de plus en plus tous les citoyens du monde. La disparition de nombreuses espèces de la faune et de la flore crée d’inquiétants déséquilibres. Protéger la biodiversité, la variété de la vie par le développement durable devient un impératif. Le problème de la protection de l’environnement pose la question de la survie de l’espèce humaine.

La dégradation de l’environnement entraîne des conséquences sur la longue durée, et ses effets peuvent être irréversibles. Un exemple : il faudra plusieurs siècles, voire des millénaires, pour que certains déchets nucléaires perdent leur radioactivité. Le monde croule sous les détritus. A l’échelle de la planète, ce sont plus de 2 milliards de tonnes de déchets industriels solides et près de 350 millions de tonnes de détritus dangereux — auxquels il faut ajouter 7 000 tonnes de produits nucléaires dont on ne sait toujours pas comment se débarrasser — qui sont engendrés chaque année. Les pays de l’OCDE sont responsables à 90 % de la production de ces produits à risques.

Les préoccupations pour la sauvegarde de la nature sont fort anciennes : écrits des agronomes latins sur la préservation des sols ; dès le IIIe siècle, premières réglementations visant à protéger les forêts d’un défrichage intensif lié à l’expansion démographique. Mais c’est au début du XXe siècle que prend forme la pensée écologique.

En 1910, le chimiste suédois Svante Arhenius formule pour la première fois l’hypothèse d’un réchauffement climatique planétaire lié à l’accumulation progressive dans l’atmosphère des gaz industriels. Des précurseurs comme, en 1926, le biologiste Vernadsky, puis, dans les années 50, des économistes comme Kenneth Boulding, s’intéressent à l’impact des activités humaines sur l’environnement.

A partir des années 70, l’opinion publique commence à s’inquiéter des conséquences à long terme d’une expansion économique et démographique rapide. Des ouvrages comme Nous n’avons qu’une Terre (B. Ward, 1964) et, en 1972, le rapport Halte à la croissance du Club de Rome alimentent la crainte d’une catastrophe écologique majeure liée à la surpopulation, la pollution et l’épuisement des ressources naturelles.

La conférence de Stockholm en 1972, puis le World Conservation Strategy (IUCN, 1980) tentent de définir les caractéristiques d’un mode de développement durablement respectueux de l’environnement. Après une certaine éclipse pendant les années de crise, le thème du « développement durable » ou « écodéveloppement » est revenu sur le devant de la scène en 1987 avec la publication du rapport de l’ONU, Our Common Future Notre futur commun »).

Au XVIe siècle, il y avait 450 millions d’individus sur Terre. On en comptait 1,5 milliard en 1900, et 1 milliard de plus en 1950. Aujourd’hui, la population de la planète croît à un rythme sans précédent. La Terre porte 5,8 milliards d’individus. Et ce chiffre atteindra 7,6 milliards dans un quart de siècle, et probablement se stabilisera autour de 10 milliards vers 2050. En 1998, 95 % des nouveaux venus sur la planète naissent dans les pays les moins développés.

Si tous les habitants de la Terre avaient le niveau de vie des Suisses, la planète pourrait à peine subvenir aux besoins de 600 millions de personnes. Si au contraire, ils acceptaient de vivre comme des paysans bengalis, de 18 à 20 milliards de personnes pourraient subsister. Lors de la décennie passée, 100 millions de personnes ont manqué de bois pour faire cuire deux repas par jour, et un milliard et demi d’êtres humains sont menacés à terme de pénurie de bois de chauffe. On estime que 800 millions de personnes souffrent de malnutrition.

La pénurie d’eau sur la planète est tout aussi inquiétante. L’eau constituera, dans tous les cas, un motif de tensions sociales et économiques qui pourraient devenir un jour gravissimes. L’Afrique du Nord et le Proche-Orient sont les plus touchés. D’après les projections des experts, la ressource en eau par tête aura diminué de 80 % en l’espace d’une vie d’homme. Entre 1960 et 2025, la ressource en eau par personne sera passée de 3 430 mètres cubes à 667. Le seuil d’alerte est fixé à 2 000 mètres cubes.

De multiples menaces pèsent sur les eaux douces. D’abord, le détournement des fleuves pour l’irrigation entraîne l’assèchement de régions situées en aval. C’est la raison pour laquelle la mer d’Aral, en ex-URSS, dont la surface a diminué de 40 % entre 1960 et 1989, se transforme progressivement en désert salé. En outre, la construction de barrages, qu’elle vise à l’irrigation ou à la production hydroélectrique, noie des régions entières, perturbe les migrations des poissons et peut provoquer des inondations en aval. Celles-ci sont également dues à la déforestation, qui charge les rivières de terre. A cause de tous ces problèmes, le contrôle des fleuves fait l’objet de conflits croissants entre les peuples. Autre problème majeur : les rejets dus à l’agriculture, à l’industrie et au non-traitement des eaux usées. Ainsi, le Danube est victime de nombreuses pollutions, notamment en Allemagne, où il prend sa source.

Bien des indices laissent penser que l’eau est en train de ’devenir une denrée rare. Les tensions qu’elle suscite ici ou là ne sont sans doute que le signe avant-coureur de ruptures plus profondes. L’eau douce est un indéniable enjeu du siècle à venir, à moins que, dans la prochaine décennie, on trouve un procédé peu coûteux de désalinisation de l’eau de mer... Les mers et les océans vont devenir des enjeux du même ordre. La raréfaction des ressources halieutiques constitue déjà une source de frictions multiples. Dans l’avenir, c’est la pollution de certaines mers, à commencer par la Méditerranée, qui pourrait opposer les pays riverains.

La conférence de Berlin sur les climats, en avril 1995, a ratifié l’idée que le marché n’est pas en mesure de répondre aux risques globaux sur l’environnement. Et la conférence de Kyoto, en novembre 1997, a montré que l’effet de serre pourrait avoir des effets catastrophiques à long terme. Ce n’est pas une certitude mais, si nous attendons d’avoir acquis des certitudes scientifiques, il sera trop tard pour agir. L’élévation du niveau des océans aura peut-être déjà occasionné des dommages irréparables, et des régions entières seront peut-être désertifiées.

Du fait de la désertification, six millions d’hectares de terres cultivables disparaissent chaque année. Partout dans le monde, l’érosion, la surexploitation, le surpâturage grignotent à un rythme accéléré la superficie des terres cultivables. Résultat : les zones arides et semi-arides se transforment en déserts. La Terre ne peut plus nourrir les habitants de ces régions. La faune et la flore s’évanouissent.

Au début des années 90, quatorze millions de kilomètres carrés (28 fois la superficie de la France) avaient déjà été transformés en déserts et plus de 30 millions de kilomètres carrés étaient menacés. Le phénomène pourrait être enrayé en mettant fin à la défriche, aux cultures sur des terrains fragiles et au surpâturage. Un plan d’action a été évalué par le Programme des Nations unies pour l’environnement à 141 milliards de dollars, soit plus de 700 milliards de francs !

Les équilibres écologiques de la planète sont fondamentalement fragilisés par la pollution industrielle des pays du Nord, mais aussi, régionalement, par la pauvreté des pays du Sud. Cela ne veut pas dire que les limites physiques de la production et du nombre des habitants soient atteintes sur la planète. Cela signifie que des conditions sociales, économiques et politiques absurdes font que des êtres humains meurent encore de faim.

Selon d’autres sources, entre 10 et 17 millions d’hectares disparaissent chaque année. Quatre fois la taille de la Suisse. Parallèlement, la disparition du manteau végétal accélère l’érosion sur des millions d’hectares. Les brûlis envoient de grandes quantités de gaz carbonique dans l’atmosphère. Les arbres ne sont plus là pour en absorber les excédents. Résultat : la déforestation est l’une des causes majeures de l’effet de serre.

Les forêts les plus touchées sont les forêts tropicales, qui perdent 1,5 % à 2 % de leur surface par an. Ainsi, en Indonésie, près de 80 % de la forêt humide de l’île de Sumatra a disparu depuis les années 70. Et à Bornéo, le nombre d’arbres abattus a presque quintuplé en seize ans. Ces destructions ont pour origine principale la croissance rapide de la population, qui utilise le bois comme combustible pour la cuisine et les terres pour l’agriculture. L’exploitation forestière à destination des pays riches compte pour 20 % des abattages effectués dans le tiers-monde. La déforestation détruit un patrimoine biologique unique : les forêts tropicales humides hébergent en effet 70 % des espèces recensées sur notre planète. Le commerce international accélère certainement la dégradation des sols et la déforestation.

La notion de « développement durable » continue de progresser. L’idée générale est simple : le développement est durable si les générations futures héritent d’un environnement d’une qualité au moins égale à celle qu’ont connue les générations précédentes. On peut cependant se demander si la logique actuelle de développement, dont l’essentiel repose sur le marché, est réellement compatible avec la durabilité.

L’exemple de l’agriculture en Europe de l’Ouest est à cet égard édifiant. Au nom du productivisme, les paysans sont devenus des sortes d’industriels n’entretenant plus aucun rapport direct avec la nature, puisque l’élevage et l’agriculture peuvent désormais se passer de sol. Cette rupture d’un lien ancestral a ouvert la voie à toutes les transgressions, en particulier à la « chosification » de l’animal, et à la transformation d’herbivores et de carnivores, consommateurs malgré eux des carcasses de leurs congénères, qu’ils soient bien portants ou contaminés. Cette perversion de la chaîne alimentaire naturelle, au nom de la déréglementation et des dogmes libéraux, aggravée par le laxisme des contrôles sanitaires des autorités, a permis l’apparition de la maladie dite de la « vache folle », qui répand sur le Vieux Continent et ailleurs une nouvelle « grande peur ».

Dans les dix ans qui viennent, deux dynamiques contraires vont probablement jouer sur la planète un rôle déterminant. D’une part, les intérêts des grandes firmes mondialisées, poussées par des préoccupations financières, qui se servent de la technoscience dans un esprit exclusif de profit. D’autre part, une aspiration à l’éthique, à la responsabilité et à un développement plus équitable qui tienne compte de contraintes d’environnement sans doute vitales pour l’avenir de l’humanité.

P.S. M. Ramonet a été directeur, de 1990 à 2008, du mensuel Le Monde diplomatique, il est actuellement directeur de l'édition espagnole du Monde diplomatique et président de l'Association Mémoire des luttes. Il est également éditorialiste de politique internationale à l'agence Kyodo News (Tokyo), à l'agence Inter Press Service (IPS), à Radio Nederland (Amsterdam), au quotidien Eleftherotypía (Athènes) et au journal d'information numérique Hintergrund en Allemagne.

RD

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