Vivre la vie d'un Senior

dimanche 25 janvier 2015

Extraits de PETIT TRAITÉ DE VIE INTÉRIEURE : APPRIVOISER LA MORT

« Petit traité de vie intérieure » par Frédéric LENOIR Éditions PLON, 2010

Introduction : Apprivoiser la mort est le chapitre 18 PP 161 – 166 de cet ouvrage clair et concis, duquel on pourra naturellement tirer profit personnel, tant les sujets abordés sont variés. 
La vraie sérénité, la paix intérieure s’acquièrent, je l’ai montré tout au long de ce livre, à la seule condition d’accepter le donné de la vie. Dire « oui » à la vie consiste à dire oui à l’inéluctable, c’est-à-dire ce sur quoi nous n’avons aucune prise. Or, le plus inéluctable, c’est la mort. Et quel que soit l’amour que nous nourrissons envers cette vie, nous savons avec certitude qu’un jour nous cesserons d’exister, au moins dans ce corps. Nous le savons intellectuellement. Mais rares sont ceux qui parviennent à intégrer réellement cette idée. Comme le dit Freud, notre mort nous est à proprement parler « impensable », et nous vivons comme si nous étions immortels.
L’angoisse de la mort a conduit les premiers humains, il y a une centaine de milliers d’années de cela, à creuser les premières sépultures puis, progressivement, à les enrichir d’outils, de dons, de parures pour accompagner le disparu dans l’autre monde. Cette pratique, en signant la conscience de la finitude et l’espoir que celle-ci n’est pas définitive, a fondamentalement distingué l’être humain des autres animaux. Dans notre culture occidentale, forgée dans le terreau judéo-chrétien, il fut un temps où nous acceptions plus facilement la mort, dans la mesure où il nous était affirmé, et nous en étions sans doute convaincus, qu’elle n’était qu’une porte vers une autre vie dans l’au-delà. Nous vivions dans l’espérance que la rupture imposée n’était que provisoire. Aujourd’hui où le scepticisme a pris le pas sur la croyance, l’angoisse de la mort a ressurgi en nous, et de manière d’autant plus redoutable que nous la percevons comme une fin totale, un anéantissement. Pour nous en prémunir, nous avons occulté la mort, la nôtre et celle des autres : elle est devenue l’un de nos ultimes tabous.
La croyance en l’au-delà persiste fortement dans d’autres aires, je pense en particulier aux cultures orientales où la transmigration des âmes, la réincarnation, est donnée comme un fait objectif, et où elle est largement reconnue comme telle. Pour les croyants, c’est-à-dire l’écrasante majorité de ces populations, la mort n’est pas une fin, mais elle est englobée dans la vie ; elle est un passage qui s’inscrit dans un temps cyclique. Arnaud Desjardins me faisait très justement remarquer à ce propos la différence fondamentale entre l’Occident et l’Orient. L’Occidental, me dit-il, oppose spontanément au mot « mort » le mot « vie ». L’Oriental lui oppose le mot « naissance » : pour lui, naissance et mort sont deux moments de la vie de l’esprit, laquelle commence avant la naissance et continue après la mort. Seul le corps disparaît. Croyance ô combien rassurante, même si ces deux passages ne sont pas faciles à négocier et nécessitent un apprentissage dont les voies spirituelles asiatiques ont été conçues pour en livrer les clés.
Les monothéismes apportent certes la promesse que la mort n’est pas une fin définitive, mais ils se situent dans une vision linéaire et non cyclique du temps, qui impliquent les notions métaphysiques plus angoissantes de commencement et de terme. Par ailleurs, ils ne disent que peu de choses de la vie future dont ils affirment l’existence. Je connais des croyants qui ont très peur de la mort, même si leur foi est profonde. Ils ont peur de l’inconnu, et cela est tout à fait compréhensible. J’en connais d’autres, beaucoup plus rares, qui vivent, eux, non pas dans l’angoisse, mais dans l’attente de la mort. C’était le cas de l’abbé Pierre qui a commencé à la souhaiter et à l’attendre dès l’âge de dix-sept ans. Cet homme n’aspirait qu’à la plénitude de la vie éternelle, qu’à la rencontre aimante avec Dieu, même s’il n’en avait aucune représentation précise. Il était convaincu qu’après sa mort il ne serait plus entravé par les failles psychiques et physiques qui nous encombrent ici-bas, qu’il pourrait enfin s’épanouir dans son intériorité, qu’il pourrait enfin vivre l’amour dans sa plénitude. L’abbé Pierre est mort sereinement, comme la plupart des saints. Dans le Phédon, l’un de ses dialogues socratiques les moins connus, Platon nous dit que cette joie n’est offerte qu’au « vrai philosophe » dont l’âme est sortie du corps avec toute sa pureté » (82c). Parce que, de son vivant, il est « libre et affranchi de la folie de son corps » (67a), son âme est capable de « voir ce qui est invisible et intelligible » (64e), de connaître « l’essence pure des choses » (67b). Ce sage-là, ajoute-t-il, a travaillé toute sa vie, « plus que les autres hommes, à détacher son âme du commerce du corps » (65a).
Cela est loin d’être le cas pour l’écrasante majorité d’entre nous. Ainsi, je suis moi-même croyant ; j’entretiens, je l’ai déjà dit, une relation de cœur avec le Christ ; j’ai foi en l’existence d’une vie après la mort ; mais ma foi n’est pas une certitude sensible ou rationnelle. J’admets, avec mon intelligence critique, n’avoir aucune certitude à cet égard. Ma raison me dit que je suis peut-être dans l’illusion, et qu’il n’y aura peut-être rien après la mort, après ma mort. Ce doute est toujours là. Je ne sais donc ce qui en moi, de la foi ou du doute, l’emportera à l’ultime instant.
Outre les voies spirituelles, toute une tradition philosophique nous apprend à affronter cette angoisse universelle, à ne pas avoir peur de la mort, à accepter le fait qu’elle est partie intégrante de la vie. En somme, à essayer de vivre lucidement avec l’idée que nous allons mourir, plutôt que de refouler cette idée. Mais peut-être est-ce là l’un des principaux objectifs de la philosophie ? Montaigne en était en tout cas convaincu quand il affirmait que « philosopher, c’est apprendre à mourir1 ».
L’un des premiers philosophes à s’être explicitement déclaré athée était le Grec Épicure. Pour lui, il ne faisait pas de doute que la mort signe la disparition totale, corps et âme, de l’individu. Pour autant, il enjoignait ses disciples à ne pas la craindre, crainte qu’il disait totalement inutile, d’une part parce qu’elle n’empêche pas la mort, d’autre part, parce qu’elle empêche la pleine jouissance du plaisir de vivre. Dans sa Lettre à Ménécée, il résume ainsi ce qu’il n’aura de cesse d’affirmer par ailleurs : Habitue-toi à penser que la mort n’est rien pour nous. En effet, il n’y a de bien et de mal que dans la sensation ; or, la mort est absence de sensations. Par conséquent, savoir que la mort n’est rien pour nous rend cette vie mortelle heureuse… […]. Il y a plus rien à redouter de la vie quand on sait qu’il n’y a rien à redouter après la vie […]. Car il est vain de souffrir par avance de ce qui ne cause aucune douleur quand il est là. Le plus terrifiant des maux, la mort, n’est rien par rapport à nous puisque, tant que nous sommes, elle n’est pas, et quand elle est, nous ne sommes plus. Donc la mort n’existe ni pour les vivants, ni pour les morts […]. Le sage ne craint pas la vie, il ne craint pas non plus de ne pas vivre. »
Le sage est celui qui s’est préparé à la mort. J’entends par « préparation » le fait d’agir tout au long de sa vie de telle sorte que lorsque advient le moment de notre mort, nous pouvons nous en aller sans regrets, avec le sentiment d’avoir accompli cette vie le mieux possible, d’avoir « bien vécu », c’est-à-dire d’avoir mené une existence juste, droite, bonne ; d’avoir été, autant que possible, dans le vrai. Car il est terrible de mourir avec le regret d’avoir gâché sa vie. Chaque matin, je me prépare à ma mort, mais à la manière de Spinoza, pour qui « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation, non de la mort, mais de la vie2 ». Je me réveille, en me disant que ceci est peut-être ma dernière journée. Et que je dois donc la vivre en pleine conscience, sans jamais abdiquer mes valeurs, c’est-à-dire la vivre de la meilleure manière possible, sans me laisser envahir par des émotions perturbatrices, pour moi ou pour les autres, sans accomplir un acte que je regretterai. Je dois, pour reprendre Marc Aurèle, « agir, parler, penser toujours, comme quelqu’un qui peut sur l’heure sortir de la vie3 ». En somme, la vivre de telle sorte que je puisse, le soir venu, m’endormir avec une conscience apaisée. Peut-être que je ne me réveillerai pas. Telle est la manière dont j’intègre, au jour le jour, dans ma vie, la dimension de notre finitude. Et ce n’est pas, au fond, à la mort, mais à la vie que je me prépare ainsi chaque jour.
Source :  http://bien.vieillir.perso.neuf.fr/apprivoiser-la-mort.htm

RD