Vivre la vie d'un Senior

jeudi 22 mars 2012

Appellation « Senior» ou personne âgée

OPINION de Christian Dufour, mars 2012

Un des dilemmes existentiels de mes dernières années fut la fois où, rendu au guichet de la station de ski du Massif de la Petite-Rivière-Saint-François, j’ai réalisé que je me qualifiais pour les rabais accordés prématurément aux seniors.

Le prix à payer pour économiser quelques piastres était de devoir exhiber toute la journée un billet avec « SENIOR » écrit en grosses lettres. Ouais… J’ai cédé…la deuxième fois. Je ne suis pas sûr que je l’aurais fait si vite si cela avait été écrit « AÎNÉ ».

J’ai horreur des « aînés »! De cette désignation sirupeuse, hypocrite et infantilisante qui nous ramène à l’époque où on était encore des enfants. Je préfère gens âgés, seniors, vieux, retraités, passés date, en attente de centre d’accueil. Tout sauf aînés….

C’est comme l’âge d’or. Ma mère était une femme qui a eu la chance de rester lucide jusqu’à sa mort à 80 ans, on ne lui en faisait pas accroire. Elle avait l’habitude de dire : « Tu sais, mon garçon, la vie est bien mal faite. On commence à comprendre comment ça marche, on est mieux dans sa peau. Et c’est là que la carcasse commence à lâcher. »

Je suis assez vieux pour confirmer que maman avait raison. Inutile de dire qu’elle trouvait le concept d’âge d’or insignifiant.

Avez-vous remarqué que, dans les sondages de popularité des ministres, c’est toujours Marguerite Blais qui arrive première? J’ai pensé un temps que c’était à cause de ses petites lunettes fancys.

Mais se pourrait-il que ce soit plutôt qu’elle est responsable des aînés? Comme si on ne pouvait qu’aimer un ministre responsable des aînés.

Un qui l’a compris, c’est Stephen Harper. Alors qu’il défendait sa maladroite remise en question du programme fédéral de pension de vieillesse (vous avez bien lu : vieillesse!), il n’en avait que pour nos aînés par ci, nos aînés par là, que l’on appréciait tellement, qui avaient tant travaillé, à qui on devait tout. ..

Je sais qu’il va falloir me faire à cette appellation omniprésente maintenant que j’y suis mais, quand on parle des aînés, j’ai encore l’impression que l’on baisse la voix pour ne pas m’effrayer. Je sens venir le Jello et le manger mou.

Place réservée

Je me demande s’il ne serait pas sage de réserver dès maintenant ma place à la Résidence Sommeil…

Pour la première fois, j’enseigne cette année à un étudiant qui est aveugle. Pas un mal voyant. Non! Un aveugle. Un vrai.

Il préfère ce terme à non voyant. Un non voyant, c’est plus négatif quand on y pense, cela ne voit rien. Alors que j’imagine qu’un aveugle voit à sa façon quelque chose.

Moi, en tout cas, je le vois, assis dans la première rangée, entouré de l’affection de ses camarades. Je ne me demande plus pourquoi je donne le cours.
Sa tranquille détermination fait de l’ombre à mes futiles problèmes d’aîné gâté…

C’est fait : j’ai prononcé la maudite appellation à mon sujet. Je ne crois pas que mon étudiant, lui, se fera un jour appeler un aîné.

Pourquoi ne pas dire senior à la place? Je le sais, c’est anglais. Mais tout sauf aîné…

RD

dimanche 4 mars 2012

Charte des droits et libertés des personnes âgées

CHARTE DES DROITS ET LIBERTÉS DES PERSONNES ÂGÉES
« Nous souhaitons qu’un jour le document DROITS ET LIBERTÉS DES PERSONNES ÂGÉES soit connu et intégré dans tous les établissements, si petits soient-il, responsables de personnes âgées et même dans chaque famille où elles peuvent être logées. »
André Davignon, directeur de l’Observatoire Vieillissement et Société


Message de la ministre responsable des Aînés


« À titre de ministre responsable des Aînés, je souligne le travail remarquable accompli par l’Observatoire Vieillissement et Société, qui, depuis ses débuts, un rôle important de vigie sociale dans différents domaines où l’âgisme peut se manifester de façon insidieuse. Vous êtes des acteurs-clés dans la promotion du « bien vieillir ». Je vous remercie du fond du coeur pour tout ce que vous accomplissez en faveur du mieux-être des personnes aînées.

Le code d’éthique que vous lancez aujourd’hui vient appuyer les actions déjà en cours afin de contrer la maltraitance envers les personnes aînées. Il pourra constituer un guide pour les aînés et leurs proches et aider toute personne aînée à se faire respecter moralement et physiquement, et ce, quel que soit son degré d’autonomie. Je suis convaincue que le respect des principes qu’il énonce par les institutions privées ou publiques impliquées auprès de nos aînés contribuera à améliorer grandement la qualité de vie et la dignité de ces personnes. 

Si nous faisons en sorte d’offrir aux aînés des milieux de vie stimulants et sécurisants, où ils peuvent s’épanouir, nous concrétisons la vision d’une société pour tous les âges.

Merci à l’Observatoire Vieillissement et Société et à son équipe de bioéthique pour cette initiative!
Marguerite Blais
La ministre responsable des Aînés
24 octobre 2011

Les opiacés et les soins palliatifs

 Auteur : Dr Marcel Boisvert, Conférencier, professeur agrégé de médecine de l'Université McGill et retraité de l'unité de soins palliatifs à l'hôpital Royal Victoria à Montréal

 Nous avons tous un cimetière personnel. Le mien compte 4,000 morts. Cette conférence est dédiée à ces morts. Depuis le début des soins palliatifs, il y a 15 ans, jusqu'au programme sur la mort à l'UQAM, beaucoup de chemin a été parcouru. Le mouvement thanatologique se donne une mission, entraînant un risque de galvaudage et de banalisation. Le danger de la professionnalisation de la mort est là. Le piège est subtil et l'ambiguïté demeure. Toute mission est généralement réductionniste et s'identifie parfois, jusqu'à la fierté, par un simple slogan. La mission débouche souvent dans l'incohérence entre le missionnaire et l'objectif poursuivi. On n'a qu'à penser à l'incohérence du langage des soins palliatifs qui prêche l'autonomie du malade mais qui fait volte-face et refuse l'euthanasie. Pourtant, certains éthiciens et moralistes disent que certaines situations se retrouvent en marge de toutes les règles. D'ailleurs, quand on discute d'euthanasie, il ne faut jamais dire qu'on est pour ou contre. Quand un orthopédiste fait une amputation, ce n'est pas parce qu'il est pour ou contre. C'est parce que c'est nécessaire, c'est le moindre mal. Dire qu'on est pour ou contre met l'emphase sur celui qui parle, et non sur le malade qui doit être respecté.
Une dignité imaginaire?

Il faut se méfier des slogans: le Québec aux Québécois! Démédicaliser la mort! Mourir avec dignité! Je vous mets en garde contre un colloque de trois jours où les principaux acteurs, les mourants, sont absents. S'agira-t-il de leur dignité ou de celle que nous imaginons? Mourir avec dignité est un euphémisme qui cache une laideur que nous ne pouvons démasquer. La dignité des dictionnaires n'a pas été définie au chevet des mourants. Le colloque aurait dû s'appeler "Mourir avec le moins d'indignité possible".

Dignité et douleur n'ont de vrai sens qu'à la première personne du singulier. Dignité et douleur sont des notions subjectives. Certains patients qui me semblaient très dignes m'ont avoué combien c'était indigne de se faire vidanger l'intestin, mettre une couche, nourrir à la cuillère. La seule dignité est celle que nous voyons. L'infirmière qui inscrit au dossier "mort paisiblement" emploie un euphémisme pour dire "mort au bout de son coma".

La mort digne est l'exclusivité du soldat tué au combat ou du policier ou du pompier tués en devoir pour une cause qu'ils ont choisie. Pour nos patients, il ne reste que la résignation et l'acceptation de l'inévitable. Quel mérite y a-t-il à se plier à l'inévitable? Les malades m'ont fait comprendre qu'on ne peut pas savoir si la vie d'un autre vaut la peine d'être vécue. La douleur et la souffrance résistent parfois aux narcotiques puissants.

La médecine analyse tout, dissèque tout. On ne soigne que les maladies, pas les malades. La recherche médicale élargit le fossé entre le soignant et le soigné. Heureusement, la recherche sur la douleur a eu des résultats éclatants. On est passé de 90% à moins de 10% de patients affligés de douleurs mal contrôlées. Ces recherches ne sont pas analytiques mais synthétiques, comme ces superbes horloges transparentes dont on peut voir toutes les pièces. L'hérédité, les dispositions psychologiques jouent un rôle sur la souffrance. Il faut arrêter de "démonter l'horloge". Il faut traiter le patient et non le cancer.

Au milieu des années 60, Elizabeth Kubler-Ross (avec On Death and Dying), Cecily Saunders, Victor Frankl, Ronald Melzack, entreprenaient une nouvelle démarche, une redécouverte de l'humain. À cette époque, 60 à 80% des malades cancéreux avaient des douleurs mal contrôlées. On s'acharnait à détruire les cellules cancéreuses. Dans un traité de cancérologie de 5,000 pages, 15 seulement étaient consacrées à la douleur. Pourtant, plus la douleur est sévère, moins bonne est la réponse au traitement, plus courte est la survie du patient. On ne parlait pas de la douleur parce que douleur voulait dire mort, et mort voulait dire échec. En 1975, au Royal Victoria, seulement 10 à 15% des médecins et des infirmières disaient la vérité au patient. Aujourd'hui, la proportion est inversée. Mais on a encore de la difficulté à savoir comment le dire.Les choses commencent heureusement à changer grâce à des gens comme Kubler-Ross.

En 1967, Cecily Saunders fondait l'hospice St. Christopher's à Londres. On y favorisait l'approche au mourant par le dialogue. L'usage des narcotiques était libéralisé, ce qui a permis de constater qu'on avait exagéré les dangers d'accoutumance et de troubles respiratoires. On réussissait à contrôler les nausées, les vomissements, la sécheresse de la bouche, la constipation, les râles terminaux, les occlusions intestinales. Tout ça sans nouveau médicament miracle mais en portant attention au patient. Certains appellent ça de la médecine à l'eau de rose, parce qu'on ne peut pas analyser ces progrès avec des prises de sang. Mais cette approche holistique fonctionne. Moins de 5% des patients du St. Christopher's ont des douleurs incontrôlables.

La dégénérescence physique est très dure à supporter en soi: perte d'un sein, haleine fétide, etc. Saunders a aussi étudié l'effet psychologique de la maladie: faiblesse, dépendance physique, etc. La quasi-totalité des demandes d'euthanasie qui me sont adressées sont dues à la faiblesse et non pas à la douleur. Pour plusieurs patients, il n'y a pas de dignité possible sans un minimum d'autonomie. Sur les photos de personnes atteintes de cancer que l'on peut voir, on lit plus la tristesse que la douleur.

La médecine a entendu le "sermon sur la montagne" de Saunders mais ne l'a pas entièrement intégré. La médecine fait de l'acharnement thérapeutique mais c'est la société qui le veut en grande partie. Tout le monde veut survivre. Walt Disney s'est fait congeler; on se fait greffer coeur, rein, foie; on veut une chimio de quatrième ligne. Et quand tout ça échoue, on crie à l'acharnement.

La science commence à peine à "remonter l'horloge". L'éducation, l'hérédité, l'environnement, les joies, les peines, tout influe sur le système endorphinique pour moduler le stress et la douleur, réels ou anticipés. Rire ou pleurer font partie du paysage cancéreux. Voltaire disait "j'ai choisi d'être heureux parce que c'est meilleur pour la santé".

Ronald Melzack et Patrick Wall de McGill ont proposé dans les années 60 une nouvelle théorie de la douleur. La conception de la douleur n'avait pas changé depuis Descartes, il y a 350 ans. Un stimulus douloureux résultait en un message transmis au cerveau pour y déclencher une réaction appropriée d'évitement. Cette définition ne donnait pas d'explication pour les blessures graves déclenchant peu ou pas de douleur, ni pour les douleurs intenses sans cause apparente.

La théorie de Melzack suppose des mécanismes de contrôle ou de modulation de nos expériences douloureuses. Les messages douloureux, avant d'être relayés au cerveau par les cellules de transmission, sont d'abord rapIdement transmis à divers centres supérieurs (instinct, motivation, etc.) pour évaluation. Il en résulte une appréciation retransmise à la moelle épinière dont dépendra la nature du message-même, finalement conscientisé. C'est la théorie du portillon: un mécanisme pouvant augmenter ou diminuer la perception douloureuse.

Dix ans plus tard, on commence à vérifier scientifiquement la théorie. Les stimulations du cerveau produisent de l'endorphine, une substance vingt fois plus puissante que le sulfate de morphine. On a découvert également d'autres mécanismes analgésiques plus efficaces, qui sont activés lors de stress excessifs qui menacent la vie. Il semble, dans le monde animal, que la peur de la proie devant le prédateur provoque une analgésie presque totale. Des cellules cancéreuses injectées à des souris se développent plus vite chez celles soumises à des douleurs inévitables que chez celles soumises à des douleurs évitables.

Le seuil de la douleur dépend de l'hérédité, de la culture, du sens qu'on donne à la douleur. On peut réduire l'effet de la douleur en distrayant le patient. Et tous connaissaient l'effet placebo: un gros comprimé est plus efficace qu'un petit, deux comprimés sont plus efficaces qu'un, le comprimé rouge est plus efficace que le blanc.

Regardons maintenant la personne même. Pour faire un mauvais jeu de mots, il faut regarder la personnalité et pas seulement la personne alitée...! Il faut connaître la personne, son passé. Le philosophe français Marie-Madeleine Davy écrivait dans Itinéraires: "J'ignorais que le vivant et le pré-mort habitent deux rives qui ne peuvent communiquer. Aucune frontière ne les relie; l'un et l'autre n'appartient pas au même temps. Nos mots pour eux comme les leurs pour nous ne peuvent avoir la même résonnance". Nous cherchons tous un sens à la vie. Plus on trouve un sens à la vie, plus l'acceptation du destin va être facilitée. Il faut aider le mourant à trouver un sens à sa vie.

Toutefois, il ne faut rien négliger sur le plan physique et médical. Les ressources du domaine de la santé doivent être utilisées. Il ne faut pas remplacer l'acharnement thérapeutique par l'hyper-sédation. Les soins palliatifs doivent être des soins intensifs aux mourants où tous les raffinements thérapeutiques sont disponibles en même temps qu'une attention minutieuse aux détails. Le mourant a besoin de voir dans les accompagnants un compagnon ou une compagne de route. Accompagner veut dire en latin "manger son pain avec". Il faut donc être très près du patient.

Les mourants sont les mieux qualifiés pour apprécier les sourires vrais, et même l'humour et les chansons joyeuses. Ils apprécient la douce et irremplaçable chaleur des mains. La mort dans la dignité est impensable sans la tendresse autour. La tendresse ne craint pas de sortir des sentiers battus.

Il faut faire une grande place au Dieu de chacun. La médecine et la société ont déspiritualisé l'homme. Le spirituel et le religieux prennent une dimension insoupçonnée face à la mort. Le sens religieux aide à accéder à une certaine dignité du mourir.

Le mourant a besoin de témoins autres que ses proches. Les messages intimes restent dans le cercle de la famille. Mais les messages profonds, comme celui de sourire à la mort, veulent s'adresser au monde, que symbolisent les soignants, les étrangers, les bénévoles. Ces derniers doivent assurer une présence, être prêts à recevoir les messages et à les transmettre.

S'agit-il de courage ou de dignité? Je ne le sais pas. J'entretiens le doute à dessein. Je ne voudrais pas appeler dignité ce que le patient voit comme indigne et qu'il considère comme du courage. La dignité dans le mourir n'est pas à facile portée de main. L'aide aux malades doit commencer par la recherche de tous les instants du meilleur confort physique possible. Ce confort ne sera obtenu que dans l'optique de la douleur totale de Saunders où les narcotiques ne sont qu'un des éléments propres à soulager la douleur et la souffrance. Ceci nous oblige à considérer le malade dans sa globalité. Mourir avec dignité déborde le champ de la médecine et de la pharmacologie. Mais parfois les médecins ne sont pas les seuls à l'oublier.

RD

Les relations : mort, angoisse et communication


Point de vue du Dr Emmanuel Goldenberg, psychiatre et psychanalyste français, dimanche, 25 décembre 2004

« Mort, angoisse, communication »

En France, le débat sur les problèmes de la mort et des soins aux mourants bat son plein depuis maintenant des années. Au nom d'une conception discutable de la démocratie et des droits de l'individu à disposer de lui-même, on se tourne vers le public pour le questionner sur ses désirs et ses craintes. La peur de la souffrance et de la mort, de pénibles expériences passées, font que beaucoup de gens sont méfiants vis-à-vis de la médecine et prêts à écouter ceux qui vantent les mérites de l'euthanasie, présentée comme une solution digne, humaine et convenant à notre monde moderne.

À la différence de ce qui se passe dans d'autres pays, ceux qui s'occupent des soins palliatifs, en France, n'ont pas encore réussi à combattre l'euthanasie avec des arguments que le public puisse reprendre à son compte. D'autant que de grands efforts de "communication" sont faits par les groupes qui militent pour l'euthanasie, afin de gagner les faveurs du public et ainsi de convaincre les politiques de légaliser cette pratique. Les médias, parfois par conviction, parfois par naïveté, sont sans cesse mis au service de ces objectifs.

On présente l'euthanasie comme une ultime forme de liberté des malades, ou des vieux, qui refuseraient ainsi la souffrance, la déchéance, l'indignité enfin, de la maladie terminale ou de la vieillesse. L'euthanasie serait la seule réponse possible à une pathétique demande d'aide, devenant ainsi un exemple de "communication réussie". S'appuyant sur le prétendu droit qu'aurait chacun de disposer de sa propre vie, ces groupes font état des inutiles souffrances physiques, et de l'angoisse, que l'inconscience des médecins impose à certains patients en fin de vie. Sans doute est-ce la crainte des excès de l'acharnement thérapeutique qui s'exprime là? C'est bien compréhensible. Mais si nous voulons accueillir les malades en fin de vie, si nous sommes prêts à entendre leur angoisse cela doit-il nous conduire à accepter les demandes éventuelles d'euthanasie qu'ils formuleraient?

Vous le voyez, autour du thème de l'euthanasie se trouvent rassemblés les éléments suivants: mort, angoisses et communication. Dès lors, et puisqu'il nous faut communiquer, pourquoi ne pas commencer par quelques réflexions personnelles?

La demande d'euthanasie est une ultime demande d'aide, désespérée. C'est l'ultime tentative de communication d'une personne soumise à une souffrance globale.

L'euthanasie acceptée est par conséquent une tentative de communication qui s'est perdue: une demande d'aide qui n'a pas été entendue.

La demande d'euthanasie est moins une problématique de mort, qu'un questionnement du patient sur le devenir de son identité et la valeur de sa vie au moment où sa mort se rapproche.

Cette demande ne survient que quand l'angoisse est très grande mais, malgré les apparences, l'angoisse augmente encore quand on l'accepte et elle culmine lors du passage à l'acte.
En matière d'euthanasie, il y a toujours quelqu'un qui paye le prix de ce qui a été fait.

Pour illustrer cela je vous propose de voir un document tourné il y a quelques années par un médecin militant pour l'euthanasie. Ce document a connu en son temps un grand bonheur médiatique.

On nous a proposé ce film comme un exemple de ce qu'il faudrait faire pour (je cite): "beaucoup d'autres patients". Nous devons donc l'analyser avec soin et tenter de comprendre ce qu'il nous offre comme modèle. Dès maintenant posons-nous la question: devrons-nous faire avec nos patients ce que nous allons voir sur l'écran?

Dans le film, la patiente entre soutenue par une infirmière et prend place sur une chaise face à la caméra.

Dr R.: Bonjour.
Mme E.: Bonjour Docteur.
R.: SVP, asseyez-vous là.
E.: ...(il la prend par les poignets, serre, il va la tenir ainsi jusqu'à la fin de l'entretien, à plusieurs reprises elle va soulever l'épaule gauche et tirer son bras vers le haut, comme si elle voulait dégager sa main... sans succès
R.: Mme E., vous ne voulez plus continuer à vivre, pourquoi?
Gros plan sur le visage déformé de la patiente.
E.: Parce que je souffre toute la journée et la nuit aussi.
R.: C'est toute la journée que vous souffrez?
E.: Oui, toute la journée. D'ailleurs le médecin m'a dit: "on ne peut pas continuer à vous charcuter comme ça, on ne peut pas vous enlever tout le visage quand même!"
R.: Si nous ne vous aidions pas à mourir, qu'est-ce que vous feriez alors?
E.: Je partirai certainement d'une manière ou d'une autre...
Gros plan sur le médecin.
R.: Mais je vous ai promis de vous aider.
E.: Oui.
Plan éloigné des deux personnes.
R.: Je vous remercie 1,000 fois.
E.: Peut-être que je me serais pendue ou j'aurais sauté par une fenêtre... je ne sais pas, j'aurais fait n'importe quoi.
R.: En tout cas je vous remercie 1,000 fois de m'avoir autorisé à vous filmer.
E.: Oui.
R.: Parce que nous pouvons ainsi aider beaucoup d'autres patients... nous accrocherons dans notre galerie à Eublos un portrait de vous venu de jours meilleurs.
E.: Oui, je n'en peux plus.
R.: Ce soir (il regarde vers le bas).
E.: Je ne peux pas manger, ni boire, ni lire, je ne peux plus rien faire, je n'y vois plus et ça empire chaque jour (le ton de sa voix se fait pathétique).
R.: Ce soir...
(elle l'interrompt).
E.: Oui.
R.: Je tiendrai ma promesse (il se lève).
E.: Je vous remercie.
R.: Au revoir.

Un moment de silence est nécessaire. Un tel document provoque l'émergence de sentiments multiples, très différents les uns des autres et il va nous falloir faire un effort pour pouvoir y réfléchir sans refouler les émotions qu'il suscite.

On est frappé de plein fouet par la déformation du visage de la malade. Ce qu'on ressent avant tout c'est l'horreur de ce qui lui arrive puis, très vite, de l'angoisse et de la compassion. Sa tristesse aussi est immédiatement frappante, autant que la transformation physique. Ça n'est pas facile de regarder ce visage, pourtant il nous faut le scruter pour comprendre ce qu'il exprime vraiment. C'est pénible, car nous ne sommes pas habitués à un tel spectacle. Il se produit là un effet télévisuel: L'image nous fascine et cette fascination nous enlève tout recul. L'émotion suscitée tend à suspendre la pensée du spectateur, et quand il veut réfléchir il est déjà trop tard, l'image a disparu. Il y a une sorte de dictature de l'image -un effet de sidération- qui impose une émotion plutôt qu'une pensée. Pourtant, si on prend le temps de voir et de revoir ce film, on finit par n'être plus du tout fasciné par les transformations physiques de la patiente. On les oublie tout simplement, au profit de ce qu'elle dit. On ne perçoit plus ce que son visage a d'inhabituel et par contre, on y distingue très bien les sentiments qu'elle ressent: ce que nous ressentirions sans doute à sa place.

Ce n'est pas la patiente qui mène l'entretien, c'est le médecin. Notons que c'est lui qui dit "Mme E. , vous ne voulez plus continuer à vivre?" C'est à peine une question. Il lui demande de s'expliquer comme si l'image n'était pas suffisamment révélatrice -"pourquoi?" La réponse de la patiente ne nous surprend pas: elle souffre, beaucoup, jour et nuit. Nous nous attendons à ce qu'elle dise cela, à ce qu'elle ajoute qu'elle est triste et qu'elle a peur. On ne peut que s'attendre à ce qu'elle se plaigne beaucoup de son état. Mais elle abandonne immédiatement sa plainte pour expliquer que c'est le médecin lui-même qui lui a dit qu'on ne pouvait plus rien faire pour elle: "on ne peut pas continuer à vous charcuter comme ça, on ne peut pas vous enlever tout le visage quand même!" lui a-t-il dit.

En demandant à mourir, elle fait donc sienne l'impuissance du chirurgien qui ne sait plus quoi faire. La question théorique est la suivante: que faire quand on n'a plus rien à faire? Quand on a le sentiment d'être tout seul et qu'on souffre, sans espoir d'être soulagé, que reste-t-il d'autre que la pensée que cette souffrance aura une fin? On ne peut qu'appeler cette fin de ses voeux, même si ce que l'on désirerait vraiment est l'atténuation de la souffrance physique, de l'angoisse et de la solitude. Il est des situations où la pensée de la mort fait du bien... c'est le cas ici.

Poursuivons. C'est le médecin qui garde l'initiative: "si nous ne vous aidions pas à mourir, qu'est-ce que vous feriez alors?" Il cherche à montrer que c'est la patiente qui lui fait obligation de l'euthanasier, faute de quoi elle se suiciderait. Il n'aurait donc pas d'autre choix que d'accepter cette ultime demande. Mais si nous réfléchissons bien, nous nous rendons compte que c'est en fait l'inverse qui se produit. La patiente ne peut que solliciter l'euthanasie car c'est la seule chose que le médecin pense pouvoir encore lui donner. Elle ne serait certainement pas abandonnée si elle ne demandait pas à mourir mais personne ne semble envisager cela. Que pourrait-elle bien répondre à la question du médecin dont elle dépend? "Si nous ne vous aidions pas à mourir, qu'est-ce que vous feriez alors?" Elle ne dispose pas de la technique des soins palliatifs qui lui permettrait d'envisager une troisième voie entre suicide et euthanasie. Elle n'a pas de choix... bien qu'elle pense faire usage de sa liberté. Dès lors que le médecin lui-même semble ne pas savoir ce qu'il peut encore faire quand il n'y a plus rien à faire, le patient ne peut que subir l'échec médical de plein fouet. L'euthanasie apparaît là comme une offre que fait inconsciemment un médecin qui est honnêtement persuadé de ne pas pouvoir faire autre chose. C'est l'impuissance thérapeutique qui a la parole. Impuissance dont le médecin ne sait se sortir que dans une ultime protestation de pouvoir: "Je vous ai promis de vous aider".

La chose est entendue. L'euthanasie est donc là une offre que fait la médecine. Cette offre suscite une demande de la part de la patiente et c'est cette demande qui est ensuite alléguée par le médecin pour expliquer son geste.

Plus loin, commencent deux discours qui divergent complètement l'un de l'autre. Le médecin est tout à sa préoccupation militante en faveur de l'euthanasie, c'est pour ça qu'il réalise ce film. "Je vous remercie 1,000 fois de m'avoir autorisé à vous filmer... nous pouvons ainsi aider beaucoup d'autres patients". La patiente n'est plus vraiment présente là en tant que personne, elle disparaît au profit d'une problématique plus générale: aider beaucoup d'autres patients.

D'elle on ne gardera d'ailleurs qu'une image: "nous accrocherons un portrait de vous venu de jours meilleurs". Pourquoi ne pas accrocher un portrait d'elle telle qu'elle est maintenant? Pourquoi un portrait du temps où elle était jeune, belle et productive. N'est-ce pas, de la part du médecin la confirmation involontaire de la perte de toute valeur chez la patiente? Elle est reléguée à l'état de personne dont on ne peut même pas se souvenir telle qu'elle est maintenant. On lui confirme indirectement que sa vie n'a plus de valeur. Elle a donc bien raison de vouloir mourir!

Mais la patiente est encore bien là et sa plainte insiste. Elle cherche à se faire entendre: "je me serais pendue ou j'aurais sauté par une fenêtre" -elle communique l'intensité de sa souffrance, physique et morale, elle souffre tant qu'elle pourrait détruire sa propre vie. Elle se demande si se pendre serait moins terrible que ce qu'elle vit là, voilà ce qu'elle veut faire comprendre. Elle insiste encore "je n'en peux plus... je ne peux pas manger, ni boire, ni lire, je ne peux plus rien faire", elle est très pathétique. Son angoisse et son désespoir sont bien perceptibles. Elle a vraiment besoin qu'on l'écoute, qu'on la soutienne, qu'on la console, qu'on s'engage à être près d'elle. Elle a besoin que quelqu'un la réchauffe. Elle laisse entendre qu'elle ne se reconnaît plus elle-même, que son corps se transforme et l'abandonne, que sans doute son identité vacille et qu'elle ne sait plus vraiment qui elle est. Et elle a peur. Réponse du médecin (sans la regarder): "ce soir" -il veut dire: ce soir je mettrais fin à tout cela en vous euthanasiant. Et pourtant, elle insiste encore. Elle poursuit: "ça empire chaque jour". Cela signifie: la mort est de plus en plus proche et j'ai de plus en plus peur. Peut-être aussi veut-elle dire: vous me faites peur avec l'euthanasie que vous me promettez. Elle est là, désespérée et angoissée. C'est une dernière tentative de communiquer et d'obtenir une aide, un partage, un soutien et non une séparation, une exclusion. Réponse du médecin: "ce soir... je tiendrai ma promesse" et il se lève et sort.

On reste avec un goût amer dans la bouche. Ce film se veut un exemple de communication réussie entre un patient et son médecin. Est-ce le cas? Un exemple de résolution de l'angoisse d'une patiente dans la promesse d'aide de son médecin. Est-ce un exemple que nous avons envie de suivre? Comme pour un rêve dont nous nous souviendrions, nous avons là deux niveaux de récit: l'histoire qu'on nous montre, et une autre, implicite, cachée, que nous présentons où une pathétique demande d'aide se formule. Entre les deux histoires, une distance, une tension faite de ce qui n'a pas été dit, pas compris, de ce qui a été ignoré, de ce qui est demeuré inconscient, de ce qui est idéologie et qui a fonctionné comme défense -protection- pour le médecin dans une situation psychologiquement très difficile.

Au nom de quoi le geste euthanasique a-t-il été possible? On allègue les souffrances physiques de la patiente. C'est vrai, elles sont très grandes. On allègue la réduction de ses capacités à vivre. C'est vrai, elles sont plus que réduites. On se réclame enfin du fait qu'elle demande elle-même à mourir. En somme, on ne discute pas la demande de mort puisqu'elle la formule elle-même. Et si là on se trompait? Si une autre écoute était possible qui comprendrait autrement la dérisoire menace de suicide qu'elle profère à l'écran? S'il y avait eu ratée dans l'effort de communication de ces deux personne engagées dans une relation terrifiante puisque l'enjeu en est la vie elle-même?

La malade dit: "ma vie ne vaut plus rien". Bien sûr le médecin peut dès lors penser: "elle souffre tant, je ne peux rien pour elle sinon accepter la demande qu'elle me fait de mourir. Comme sa vie n'a plus de valeur à ses propres yeux, pourquoi ne pas faire le geste qui la soulagera?"

Cet argument est celui de tous ceux qui militent en faveur de l'euthanasie. Il n'est pas fondé. Si on peut laisser à ceux qui l'appliquent le bénéfice de la bonne foi, on doit cependant s'opposer à leur raisonnement. Il est faux pour bien des raisons dont au moins les deux suivantes: le sentiment qu'un homme peut avoir de la valeur de sa vie n'est pas une donnée individuelle. Sa valeur, l'homme l'éprouve d'abord dans la relation à autrui, dans le regard qui est porté sur lui.

Ce n'est que peu à peu qu'il construit le sentiment de sa propre identité. Sentiment fragile et constamment modifié par les événements de la vie et les relations que nous avons avec les autres qui en sont parfois les meilleurs gardiens. Si on avait pu répondre à cette patiente quelque chose qui la rassure sur la permanence de son identité, malgré la maladie, si on avait pu l'assurer de la permanence de la valeur de sa vie, malgré l'approche de la fin, qui peut dire comment cette relation-là aurait évolué et si sa demande de mort -bien compréhensible- n'aurait pas été retirée?

Ce n'est que peu à peu, au travers des pertes et des deuils que nous devons affronter, que nous découvrons une seconde raison, plus fondamentale encore de nous opposer à l'argument euthanasique: la vie a une valeur en soi. Une valeur mystérieuse, indicible, dont nous prenons la mesure surtout quand la vie nous est refusée, dans les difficultés de la naissance ou de la mort. C'est bien pour cela qu'autour de la mort, l'homme a inventé ces comportements rituels, qui reconnaissent l'importance de la perte et du deuil et permettent qu'un sens symbolique jaillisse qui puisse s'élaborer en une pensée morale.

L'univers réel des patients mourants se rétrécit peu à peu. La patiente du film en est une bonne illustration, qui décrit, outre la douleur qui l'empêche certainement de profiter de ce que la vie lui offre encore, l'appauvrissement extrême de ses possibilités. Elle souffre tout le temps, ne peut plus ni manger, ni lire, ni plus rien faire, et ça empire chaque jour. Effrayant appauvrissement dont elle se plaint car elle aurait encore, n'était-ce la souffrance, de l'appétit pour tout ce qu'elle énumère et qu'elle ne peut plus faire. Cela ne doit pas nous étonner. La maladie mortelle n'est pas comme certains le disent un moment de détachement pur et simple des choses de la vie. Au contraire, c'est un moment d'intense activité psychique et de grande demande relationnelle. L'importance de l'événement qui se produit mobilise les pensées et les sentiments. C'est le moment des dernières paroles et des derniers échanges, le moment des dernières pensées sur soi et sur la vie. Tout prend d'autant plus d'importance que l'univers se rétrécit.

Quand tout va bien, boire une gorgée d'eau fraîche présentée par quelqu'un qu'on aime apaise la soif, mais quel est l'impact du même geste à l'approche de la mort? Les mots qui restent possibles quand la fin approche, les regards, la sensation d'une peau sur la peau, tout cela devient la Vie, le sentiment d'appartenir à la communauté des hommes. Cela préserve du risque de se sentir une chose, un être dévalué. Parce qu'en apparence, il ne reste presque plus rien qui ressemble à la vie d'avant la maladie, ce qui reste est irremplaçable. Cela est vrai pour le malade mais aussi pour tous ceux qui sont autour de lui. C'est le moment de dire ce qu'on n'a jamais pu dire jusqu'alors, le momentd'intenses relations avec ceux qu'on aime. On devine le caractère décisif de telles communications. En priver le patient, plus d'ailleurs en le laissant croire que sa vie n'a plus ni dignité, ni valeur, ni sens, qu'en l'euthanasiant, c'est lui enlever non seulement une ultime chance de communiquer, mais aussi une ultime chance de se réaliser pleinement dans les dernières paroles qu'il a à dire, les derniers gestes qu'il a à faire. Ces dernières paroles nécessitent qu'il se sente le sujet de sa vie et celui de sa mort: une personne irremplaçable jusqu'au bout. Le rôle de la médecine, celui des soins palliatifs, est de créer les conditions de ces communications, les conditions de ce dernier travail psychique, élaboration ultime qui aura une grande influence sur les modalités mêmes de la mort, sur la place que garderont éventuellement la souffrance et l'angoisse et même sur les modalités du deuil des survivants.

Les agonies qui se prolongent de façon douloureuse, qui ne se laissent pas calmer par les traitements médicaux bien conduits, peuvent être des messages que nous adressent les patients. En témoigne le fait que si ces messages sont compris, s'ils reçoivent une réponse acceptable, la situation des patients évolue et souvent s'améliore. C'est qu'au moment de la mort l'intrication entre le psychologique et le somatique est très grande. La qualité des messages explicites ou implicites échangés avec le mourant est donc décisive car elle influence son état psychologique, son confort physique et moral, et même les circonstances et le moment de la mort.

Écoutez cette histoire: dans un service de gériatrie, une vieille dame n'en finit pas de mourir. Son état de délabrement physique est tel, et depuis si longtemps, que ses médecins ne comprennent pas comment elle survit. Elle ne reçoit aucun traitement en dehors des soins élémentaires. Elle ne semble pas souffrir, mais ne se lève plus, ne s'alimente plus, n'émet que de rares grognements qui ne sont plus des paroles.

Trois fois par jour, cette femme reçoit la visite de sa fille, médecin, qui à chaque fois, longuement, lui prodigue des soins de confort, lui parle, la baigne avec les infirmières du service, lui donne des nouvelles de la famille, lui fait avaler quelques gorgées d'eau et quelques cuillères d'une crème cuisinée à son intention. Les raisons de la survie prolongée de la malade sont sans doute là, dans cette relation où la fille proteste sans cesse de son amour pour sa mère et de son désir qu'elle vive encore.

À l'occasion d'une discussion avec le psychiatre du service, la fille de la patiente prend tout à coup conscience du fait que c'est elle qui maintient sa mère en vie. Elle réalise que contrairement à ce qu'elle pensait-elle prétendait être prête au décès de la patiente- elle n'a pas pu accepter cette perspective qui la laissera orpheline. C'est donc cela le message qu'elle ne cesse de délivrer à sa mère à l'occasion de chaque soin! "Ne me laisse pas seule, je ne peux me passer de toi". Malgré son état la patiente entend-elle la demande de sa fille? Est-ce pour ça qu'elle ne meurt pas, du moins pas encore?

Le jeune femme rencontre au chevet de sa mère le psychiatre du service et se confie à lui. Elle parvient à exprimer ce qu'elle redoute. Elle est dépourvue de soutien dans sa vie personnelle. La mort de sa mère la laissera vraiment seule. Cette perspective lui fait très mal et très peur. Elle pleure beaucoup. Elle réalise qu'elle a jusqu'alors refusé de prendre la mesure réelle de la situation. Elle commence à accepter ce qu'elle ne peut plus éviter: la mort est là.

Alors que les soins et les attentions restent les mêmes, et sans qu'aucune complication médicale ne soit intervenue, la patiente meurt dans son sommeil et sans souffrance. Pourrait-on dire que sa fille lui en a enfin laissé la possibilité? Le message implicite: "Maman ne me laisse pas seule" s'était modifié. "Maman je souffre que tu meures, ta vie compte pour moi. Je ne peux empêcher ce qui arrive, il faut que je l'accepte". N'est-ce pas la perception de ce nouveau message qui permet à la mère de se laisser enfin aller dans la mort?

Ainsi, la mort de certains de nos patients resterait bien mystérieuse si nous n'acceptions de considérer l'importance des relations interpersonnelles qui se tissent autour du lit du mourant. En voici une autre illustration.

Une patiente est atteinte d'un cancer du larynx. Elle le sait et sait aussi qu'il n'y a plus d'espoir de guérison. Pourtant, son état général est encore excellent. C'est une grande femme, jeune encore, triste mais coquette, élégante même, qui chaque jour se vêt avec soin et reçoit dans sa chambre comme si elle était dans son salon. Chaque jour, elle s'entretient longuement avec le psychiatre du service. Avant de connaître son diagnostic, elle avait été très anxieuse, mais depuis qu'elle peut en parler ça va un peu mieux.

Un matin le psy la trouve à sa fenêtre, appuyée au montant et occupée à regarder dehors. Elle raconte qu'elle avait l'habitude d'attendre ainsi son mari, chaque jour. Elle guettait son apparition au coin de la rue. Depuis la mort de son mari, 15 ans auparavant, elle a conservé cette habitude de s'installer ainsi à la fenêtre pour regarder dehors. Elle l'attend encore, dit-elle. Elle est très émue. Ce n'est pas une découverte pour elle, mais c'est une confidence qu'elle fait au psychiatre. Elle pleure. Elle pense que sa maladie la rapproche de son mari -il souffrait d'un cancer lui aussi- et elle parle de sa mort comme de quelque chose qui soulagera enfin un deuil qu'elle n'a jamais pu faire. Elle fait ces confidences avec émotion et conviction. On sent bien que pouvoir exprimer ce qu'elle croit, ce qu'elle espère, est indispensable pour qu'elle trouve une certaine paix. Cela adoucit les difficultés du moment présent, en particulier cela donne un débouché à l'angoisse liée à la perspective de sa propre mort. Dans la nuit qui suit cette conversation avec le psychiatre, la malade meurt dans son sommeil. Elle n'a pas appelé, on est sûr qu'il ne s'agit pas d'un suicide, on ne retrouve pas de cause médicale évidente.

Tout se passe comme si, ayant délivré un dernier message sur sa vie, elle avait voulu mourir. Bien au courant de la situation médicale, elle avait surmonté certaines de ses angoisses. De plus, elle prêtait une ébauche de sens à sa maladie et à sa mort puisqu'elle ne parvenait pas à vivre sans son mari. Ce qu'elle avait à dire n'appelait aucune réponse particulière de la part du psychiatre auquel elle s'était confiée, mais c'était un dernier message qui avait besoin d'être formulé et entendu.

Ces deux récits nous permettent d'entrevoir l'importance et l'impact, vital, des processus de prise de conscience et de communication. Importance vraiment vitale puisque l'une des patientes devait mourir et ne mourait pas, alors que l'autre aurait dû vivre encore longtemps quand elle mourut brutalement et sans cause médicale évidente.

Alors que la mort menace, les relations à autrui permettent au patient, au soignant ou à qui les côtoie, qu'une réflexion prenne forme, qu'un travail d'élaboration des sentiments et des émotions liées à la maladie et à la perspective de la mort se mette en route. Ce travail est une constante découverte aussi bien pour le patient que pour celui qui l'écoute. À certains moments, il débouche sur l'angoisse ou les somatisations douloureuses ou la mort elle-même, à d'autres il est justement ce qui aide le patient, et ses interlocuteurs, à supporter ce qui ne peut être aboli d'angoisse ou de douleur. Pouvoir s'exprimer et être entendu, faire des actes ou prononcer des paroles qui recèlent un sens symbolique -donc décisif- semble, sinon protéger de l'angoisse et de la souffrance, du moins les relativiser. La présence de l'autre, la présence à l'autre, fournit une sorte d'étai, de point d'appui qui permet à de véritables changements psychiques de survenir. Un travail d'élaboration psychologique, dernier travail positif, commence alors que la mort approche. Pour qu'il prenne toute son ampleur, il faut qu'un passeur soit là qui accompagne. Mais ce n'est pas si simple d'être à cette place. Voyons cela.

Un jeune patient -cancer du poumon avancé- est très angoissé, il ignore son diagnostic et va très mal sur le plan somatique. Le médecin, bouleversé par la découverte d'un cancer incurable chez un homme si jeune, décide d'aller lui parler et de commencer à lui expliciter la situation. Il passe un grand moment avec le patient, ressort de sa chambre épuisé mais pensant lui avoir dit l'essentiel sur sa maladie et persuadé de l'avoir aidé à accepter ces révélations. Pourtant, peu après le départ du médecin, le malade appelle l'infirmière et lui dit: "je ne sais pas ce que me voulait le docteur aujourd'hui, il vient de passer l'après-midi avec moi, il m'a parlé tout le temps mais je n'ai rien compris, mais vraiment rien compris, à ce qu'il m'a dit. Est-ce qu'il va bien?"

Voilà une tentative de communiquer avec un patient qui se solde apparemment par un échec total. Il est possible que ce qui a fait obstacle à l'échange soit la souffrance et la probable angoisse du patient d'une part et, d'autre part, l'émotion et l'anxiété du médecin. Le but du soignant qui était d'informer le patient, c'est-à-dire de partager des informations avec lui, ce but-là n'est, en apparence, pas atteint. Mais la tentative de le soutenir devient-elle du même coup également un échec? Peut-être s'est-il produit autre chose qu'une communication objective, ce dont témoigneraient l'épuisement du médecin et le questionnement du patient: peut-être le début d'une relation différente... une rencontre?

La plupart des soignants sont confrontés, sans le vouloir vraiment, à des relations obligatoires, multiples et permanentes avec des patients atteints de maladies mortelles. Les difficultés de telles situations sont évidentes.

L'expérience montre que lorsque l'importance de ces problèmes est reconnue,au plan social et institutionnel, lorsqu'ils sont traités, dans la société et surtout sur le terrain, alors il devient possible d'y faire face. Sinon, si ces problèmes sont ignorés, les soignants sont menacés de se retrouver usés par les deuils successifs et la présence obsédante de la mort. C'est ce qu'on appelle les phénomènes d'usure ou de brûlure -the burn out syndrom-, problème d'angoisse et de communication.

La situation hospitalière, en France, commence à changer maintenant pour deux ordres de raisons: l'idéologie hospitalière est sensible à l'introduction de la notion d'accompagnement des patients, et les soignants eux-mêmes sur le terrain aménagent leurs pratiques.

La question de l'idéologie est essentielle. Les soignants sont passés d'un état où ils ressentaient la mort de leurs patients comme un échec qui les laissait désarmés, à une situation qui reconnaît la valeur et l'importance des soins qu'ils prodiguent aux mourants. Le développement des soins palliatifs et l'idéologie de l'accompagnement permettent de réduire beaucoup les souffrances globales des malades. Savoir faire cela quand il n'y a plus rien à faire pour guérir, permet aux soignants de continuer à se sentir utiles et cela renforce, ou maintient, leur sentiment d'identité. Tout cela est d'autant plus vrai si le corps social soutient le mouvement d'accompagnement et lui reconnaît un sens et une fonction, d'où l'importance qu'il y a à promouvoir, dans le public, une claire compréhension de l'accompagnement et de ses enjeux.

L'aménagement des pratiques est tout aussi décisif. Il s'agit moins de problèmes d'organisation ou de technique de soins, que de permettre aux soignants de s'exprimer, de réfléchir ensemble, de se soutenir, bref de s'appliquer à eux-mêmes les principes de l'accompagnement.

Essayons d'illustrer cela à l'aide d'un exemple: il semble impossible de calmer des douleurs consécutives à un envahissement du plexus brachial chez cet homme porteur d'un cancer pulmonaire. La plupart des thérapeutiques de la douleur ont été essayées, avec méthode mais sans succès, alors même que la persistance puis l'aggravation sensible de la douleur détruisent peu à peu les bonnes relations existant entre le malade et les soignants. Le malade parle de douleurs intolérables, il dit que sa vie ne vaut pas la peine d'être vécue ainsi et qu'il préférerait mourir. Il devient agressif à l'égard des soignants. On évolue vers une situation bloquée. La famille parle d'euthanasie.

La seule issue médicale, aux yeux de l'équipe, serait de faire appel à un neuro-chirurgien. Une chirurgie des cordons postérieurs de la moelle ferait sans doute disparaître les douleurs. On en discute beaucoup au sein de l'équipe médicale où apparaissent des tensions entre soignants.

La question est soulevée dans la réunion hebdomadaire des soignants avec l'analyste du service. Une discussion difficile, pleine d'émotions, se déroule, dirigée par l'analyste qui essaye d'aider les soignants à s'exprimer et à mieux comprendre le problème. Deux considérations semblent empêcher l'équipe de se décider pour la chirurgie: d'une part, le fait de devoir se séparer du patient en le confiant à un autre médecin dans un autre service et, d'autre part, la peur de faire du mal au malade car des séquelles chirurgicales sont à craindre qui réduiraient sans doute la mobilité de sa main droite. Or travailler de ses mains, bricoler un peu, demeure une de ses seules satisfactions.

Dès lors que faire, comment choisir? C'est dans la réunion de soignants que le médecin responsable décide d'aller en discuter avec le patient lui-même. Le groupe, la discussion en présence de l'analyste du service, lui a permis de s'exprimer, de réfléchir, de recueillir le sentiment de l'équipe: il n'est plus seul, il n'est plus tout à fait le même -moins angoissé, moins isolé. Il va donc pouvoir aller trouver le malade et lui exposer la situation.

Il lui parle de la perplexité et de l'impuissance relative de l'équipe soignante face à cette douleur qui ne se laisse pas traiter. Cette conversation est possible parce que le médecin se sent soutenu par son équipe. Sans le travail d'élaboration fait en commun au sein du groupe, il ne pourrait pas s'adresser ainsi au patient. L'entretien est difficile et émouvant. Mais en ce qui concerne la chirurgie rien n'est finalement décidé car, à la surprise du médecin, le patient, contrairement à ce qu'il avait dit jusqu'alors, affirme pouvoir encore supporter sa douleur. Une décision chirurgicale éventuelle est donc remise à plus tard.

Nous voyons bien qu'en miroir de la souffrance du patient existe une souffrance des soignants, faite d'anxiété, d'indécision, et qu'au désespoir de l'un correspond l'impuissance des autres. Il est clair que l'angoisse du malade éveille et entretient l'angoisse des soignants. Mais l'angoisse de l'équipe a pu être travaillée -élaborée- dans le groupe de soignants et elle a diminué. Que va-t-il se passer pour le patient? Comment une telle situation peut-elle évoluer?

La conversation entre le malade et le médecin a un effet inattendu. Rapidement, les relations redeviennent bonnes avec l'équipe soignante. L'agressivité disparaît. Peu à peu, il va aller mieux, supporter plus aisément la douleur. De lui-même, il réclame que l'on allège ses doses de médicaments. Il dit souffrir de moins en moins alors qu'on diminue son traitement antalgique et que sa maladie évolue. La situation devient même si favorable qu'il va pouvoir quitter l'hôpital et reprendre chez lui les activités manuelles auxquelles il tient tant. Pendant des mois, il revoit régulièrement le médecin en consultation externe; il traite désormais lui-même sa douleur à l'aide d'aspirine qu'il ne prend d'ailleurs que par intermittence. L'aggravation progressive de la maladie cancéreuse va se faire sans reprise douloureuse majeure et le patient ne reviendra dans le service que peu de temps avant sa mort.

Force est de constater que dans ce cas, l'aveu de l'impuissance relative de l'équipe, la preuve de son intérêt pour le patient - on se préoccupe de lui et on n'a pas envie de le confier à d'autres - ont permis que soit relativisée la perception que le malade avait de sa douleur. Ainsi ont été ré-instaurées des relations confiantes - avec moins d'angoisses réciproques - permettant à la situation de se débloquer. Qu'était cette douleur qui cède ainsi? Peut-être de l'angoisse somatisée, mais au total qu'importe?

Cherchons à comprendre la nature de l'échange entre le malade et le médecin. Un bilan partagé et objectif de la situation? Peut-être, mais il me semble surtout voir là un échange sincère dans lequel le patient peut se sentir pris en compte par l'équipe. Il est pour elle un sujet de préoccupations et elle est disposée à s'occuper de lui. Dès lors, il peut s'appuyer sur ces relations positives et remanier la perception qu'il a de la situation. C'est un véritable travail d'élaboration psychique mais qui ne conduit pas à une communication explicite. Il amène un changement de position affective, ce qui dénoue une situation bloquée. Ce qui nous intéresse c'est que cette modification, qui intervient au niveau du patient, suit un premier changement intervenu au niveau de l'équipe dans la réunion des soignants. Quand les soignants ont changé, le patient a pu, lui aussi, changer.

La douleur dont souffrait le patient avait une base objective: l'infiltration de son plexus brachial. L'intensité de cette douleur était, elle, modulée par son état psychologique: le désespoir et l'angoisse amplifiant la souffrance. Se sentir bien entouré par les soignants rassure le malade. Cela lui permet de penser, par exemple, que même plus tard quand il ira encore moins bien, il sera entouré et compris. Il peut croire qu'on ne le laissera pas seul et qu'on fera le maximum pour assurer son confort. On comprend que cette conviction soit rassurante dans la perspective de la mort. Cela n'a sans doute pas fait disparaître toute la souffrance ou toute l'angoisse, mais ça a permis une amélioration significative. Ce qui caractérise cet échange, c'est donc bien moins le partage d'informations objectives que le partage de préoccupations subjectives et l'authenticité des relations qui s'établissent. Chacun peut alors se préparer pour les futures épreuves. Il y a un travail psychique dans lequel les protagonistes renforcent mutuellement leur sentiment d'identité. Cela confirme le patient dans le sentiment qu'il a d'exister en tant que préoccupation pour quelqu'un et cela lui redonne de la valeur au moment même où il se mettait à douter de la valeur de sa vie.

Se trouve posée au travers de ces deux exemples la question des contenus qui s'échangent dans nos relations avec nos patients. Que disons-nous à nos patients, que nous disent-ils? Voilà la façon la plus générale d'aborder le problème de la communication du diagnostic et de la soi-disant "Vérité" qui tient tant de place dans les préoccupations des soignants, des patients et des familles. Les exemples que nous venons de prendre montrent bien que même la communication des informations en apparence les plus objectives, voire les plus scientifiques, se heurte aux différents filtres que la situation -la maladie, la présence menaçante de la mort, l'angoisse, etc.- interpose entre les protagonistes. Mais nous voyons aussi que le respect, la sincérité, la compréhension, le souci de l'autre, véhiculent -souvent sans mots- d'autres messages, parfois décisifs, qui en ouvrant des espaces libres pour l'élaboration, créent les possibilités de changements inespérés.

Les moments cruciaux de l'évolution des maladies mortelles sont bien connus: la découverte de la maladie, l'attente et le moment où l'on parle du diagnostic, le moment des examens ou des traitements décisifs et aussi ceux où surviennent des complications qui annoncent l'issue finale. Dans ces moments, l'angoisse qui est tout le temps présente s'accroît et culmine. Psychologique ou somatisée, elle est partagée par le patient, sa famille et les soignants.

La découverte des symptômes qui vont conduire au diagnostic de maladie mortelle est un temps de grande anxiété pour tous. Impossible d'échapper à l'angoisse. Ni le patient, ni ses proches, ni les soignants, ne le peuvent puisque des enjeux de vie ou de mort se présentent. Bien entendu, c'est le malade qui reçoit de plein fouet le choc de l'entrée dans la maladie mortelle et cela quels que soient ses moyens de défense. Il sent qu'il se passe quelque chose de décisif.

Il se trouve aux prises avec le paradoxe suivant: il aimerait ne pas savoir ce qui lui arrive pour préserver l'espoir d'un avenir possible et pour prolonger le passé mais, en même temps, il aspire à apprendre la vérité pour échapper au doute angoissant et pouvoir organiser sa lutte contre la maladie. Il y a bien là un paradoxe puisque ces deux désirs semblent s'exclure mutuellement. Le paradoxe est la règle dans ce type de situation: impossible de vivre sans espoir nous disent certains patients qui pourtant vivent sans espoir. Cette situation paradoxale se reproduit dans les mêmes termes à chaque étape de la maladie. Chaque fois que se produit quelque chose de déterminant dont le sens est que le mal se confirme ou s'aggrave, que la mort se rapproche.

Revenons à notre sujet, chacun de nous s'attend à mourir. Pourtant, si quelque chose survient qui pourrait bien signifier que la fin approche, surgit un questionnement qui renvoie au paradoxe que nous venons d'évoquer. Est-ce le moment, est-ce déjà le moment? Non il n'est pas possible que ce soit déjà le moment!

Très vite, la réponse étant implicite, la question change. Elle s'enrichit et se reformule: que va-t-il m'arriver, comment cela va-t-il se passer pour moi, vais-je souffrir, ceux que j'aime et qui m'aiment seront-ils près de moi ou serai-je laissé seul, ma vie garde-t-elle de la valeur maintenant que ma mort approche?

En somme le patient déplace son questionnement. Les choses étant acquises -la mort se rapproche, qu'on le reconnaisse ou pas- l'important est moins de confirmer cela que d'être assuré de la position que va prendre l'entourage: "nous ne t'abandonnerons pas, tu ne seras pas laissé seul, nous ferons notre possible pour que tu ne souffres pas, oui ta vie reste importante pour nous et elle doit le rester pour toi aussi". Les réponses de ce type, mêmes implicites, sont celles qui rassurent et permettent que l'élaboration psychique se poursuive.

Il n'est donc pas nécessaire de sortir du paradoxe de la "Vérité" pour que les tensions qu'il génère s'apaisent. Il est moins décisif de répondre à la question de la "vérité du diagnostic" que de répondre à celle de la "vérité de la relation". La communication d'informations, d'ailleurs plus ou moins objectives, devient secondaire par rapport à la confirmation de l'intérêt humain que l'on ressent à l'égard de la personne malade. La perception par le patient de l'authenticité de la relation de soin a des vertus immédiatement thérapeutiques, c'est-à-dire susceptibles de faire reculer l'angoisse et le cortège de souffrances physiques induites. Cette authenticité permet que s'expriment aussi bien l'attachement que les sentiments négatifs. Elle crée un espace de liberté relative où tout le monde se retrouve et où l'angoisse a sa place mais aussi l'agressivité, la dépression et tous les sentiments négatifs qui ont besoin d'être élaborés.

L'apport des "psy" - psychologues, psychiatres ou/et psychanalystes - est important dans ce domaine. Non qu'ils soient des spécialistes de la relation qui se substitueraient aux soignants, mais plutôt parce que leur présence marque l'intérêt de l'institution soignante pour les problèmes psychologiques. Le "psy", quel que soit son mode d'intervention, valorise la relation, la parole, le récit, donc tout ce qui est support de communication. Il participe à ce que soient analysées les difficultés relationnelles ou institutionnelles dont on cherche, avec lui, à comprendre la genèse. Enfin, sa capacité à repérer les phénomènes inconscients lui permet de faire sentir aux équipes quelles positions inconscientes elles peuvent prendre, telles la dépression, l'angoisse, le déni, la colère, la fuite dans l'activisme thérapeutique, etc. Interpréter l'angoisse institutionnelle est ce qui avait été fait pour le dernier patient dont je vous ai parlé.

Pour lui, comme pour tous les patients, chacune des étapes de la maladie constitue un test au cours duquel il évalue ses capacités à faire face à la situation ainsi que les capacités de réponse de ceux qui l'entourent, famille ou soignants. Si ces réponses ne sont pas satisfaisantes et continuent à ne pas l'être au fil du temps, cela augmente l'angoisse et les tensions. Cela diminue les possibilités d'évolution psychologique du patient qui cesse de pouvoir s'adapter à l'aggravation de sa maladie. C'est là que surgissent des douleurs intolérables, que des traitements pourtant bien conduits ne calment pasdu tout, que surgissent aussi de graves conflits entre les personnes impliquées et les demandes de mort émanant des patients, des familles ou des soignants.

En médecine, les exemples cliniques sont nombreux qui nous l'enseignent, se parler n'est pas suffisant pour se comprendre. Quand la maladie s'en mêle, a fortiori quand elle envahit le champ de la relation, ou de la conscience, et que la présence de la mort s'impose, échanger devient un problème. Il n'est guère facile de dire la mort qui vient, guère facile non plus d'écouter celui qui en parle, parfois il est impossible d'échapper à la souffrance qui peut envahir le champ de la conscience du malade et celui de la relation.

Les difficultés de la maladie et de l'approche de la mort trouvent un terme ultime - n'est-ce pas là que culmine l'angoisse? - dans le sentiment que ressent le patient que sa vie n'a plus de valeur et qu'au travers des changements physiques et des souffrances qu'il subit, il perd sa dignité. Il s'agit d'une véritable dissolution du sentiment d'identité dans la douleur physique et la souffrance morale. Parce que son image se modifie et s'altère peu à peu, il a l'impression de n'être plus lui-même. Il perçoit alors la vie comme un fardeau et se sent une charge pour ceux qui l'aiment. Cela peut être d'autant plus fort que l'entourage, confronté à sa propre angoisse, ne sait pas toujours combattre le sentiment de dépersonnalisation du patient et peut sembler acquiescer à l'idée qu'il a que sa vie ne vaut plus la peine d'être vécue et que sa dignité s'estompe.

Le sentiment de l'inutilité de la vie est d'autant plus fort que les souffrances physiques, d'origine somatique ou psychologique, sont plus importantes. Un cercle vicieux peut s'établir dans lesquelles ces souffrances physiques et psychologiques s'intriquent, se majorent respectivement, laissent le champ libre à la dépression, à toutes les angoisses et conduisent à des situations extrêmes.

L'affirmation du patient: "ma vie ne vaut plus la peine d'être vécue" peut s'entendre comme une question angoissée qu'il nous adresse. "À tes yeux à toi qui en es le témoin, la fin de ma vie garde-t-elle une valeur, vaut-elle la peine d'être vécue? Ai-je conservé, malgré les transformations physiques, ma qualité de personne et ai-je encore une "identité à advenir" dans le processus même de ma mort?" Question déterminante, puisqu'y répondre par la négative c'est faire mourir le patient deux fois: symboliquement et réellement. Symboliquement, en le laissant croire à sa déchéance et à l'inutilité de sa vie, réellement, parce que cela conduit souvent encore à ce que soit réclamée ou simplement prescrite une perfusion létale. On tue ainsi le sentiment d'identité puis la personne elle-même.

Répondre à l'interrogation anxieuse du patient: "ta vie compte pour moi, elle a de l'importance pour toi et pour ceux qui t'aiment" laisse ouvertes les possibilités de faire quelque chose de l'angoisse même qui suscite l'interrogation. C'est la porte ouverte au travail d'élaboration personnelle, dernière étape de la relation à soi-même qui permet que s'écrivent les derniers chapitres de la relation à autrui. Cette réponse n'a pas besoin d'être communiquée verbalement. Elle se traduit par les attitudes et les gestes de l'accompagnement qui rendent possible, en assurant un confort minimal, une ultime élaboration de l'angoisse et du désespoir. L'expérience nous a appris qu'une telle réponse à l'interrogation des patients a un effet considérable sur l'angoisse elle-même et aussi sur les symptômes douloureux.

L'accompagnement apparaît là comme la seule réponse possible à ce qui perdure de souffrance et d'angoisse malgré les soins. Bien plus qu'une technique, c'est un rite de passage qui n'avance pas l'heure de la mort mais tente d'y préparer les protagonistes. Au travers des communications qu'il implique, verbales ou non verbales, et qui n'ont rien à voir avec ce que le monde contemporain appelle la communication, l'accompagnement sauvegarde, et parfois même enrichit, le sentiment d'identité de ceux qui y participent. L'identité des soignants qui se montrent cohérents avec eux-mêmes et l'identité du patient qui est préservée, en dépit des bouleversements qui le transforment. Cela l'assure qu'on le reconnaît, qu'il est resté lui-même et qu'on continue à l'aimer, qu'on accepte qu'il soit ce qu'il est devenu.


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